jeudi 14 mai 2009

"Un tour de force accompli sans connaissances scientifiques bien avancées et presque sans machines" (Gustave Le Bon)

Dans son ouvrage Les premières civilisations, Gustave Le Bon (1841-1931) écrit :

Toute l'architecture égyptienne avait plus ou moins pour but la momie. C'est pour cette chose étrange, à vague forme humaine, que s'élevaient les pyramides, que se creusaient les souterrains, que se dressaient les obélisques, les pylônes, les colonnes hautes comme des tours, et c'est pour elle encore que les colosses pensifs s'asseyaient sur leurs trônes de pierre avec un geste si majestueux et si doux.
Comment donc alors s'étonner si l'architecture égyptienne offre ces caractères de stabilité, de solennité, de grandiose monotonie, qu'on ne retrouve nulle part à un tel degré dans des œuvres humaines ? L'Égypte avait horreur de ce qui périt et de ce qui passe. Aussi, plus que toute autre nation, elle a travaillé pour l'éternité. Ses monuments sont les plus anciens du monde, et peut-être survivront-ils à tous les autres. Lorsque notre globe refroidi roulera vide et désolé dans l'espace, lorsque le dernier homme aura péri, et que se sera dispersée la poussière de nos plus orgueilleux ouvrages, peut-être la grande pyramide qui servit de tombe au roi Khéops subsistera-t-elle encore quelque temps, suprême débris de la ruine d'un monde ; peut-être, au fond de quelque sépulcre inviolé, une momie continuera sans trouble son sommeil séculaire, ayant toujours autour d'elle les objets qui charmèrent sa vie, et sur les murs, sculptées dans le roc éternel, les images de ses anciens plaisirs. Peut-être, après avoir été la première à faire lever l'aube de nos civilisations, l'Égypte sera-t-elle la dernière qui, sur la terre à jamais dépeuplée et muette, proclamera que l'homme a vécu.
(...)
Les plus parfaits, les plus achevés des mastabas ne pouvaient rivaliser avec les monuments funéraires des rois, avec ces formidables Pyramides, qui dominaient de si haut les milliers d'uniformes monticules rassemblés dans la ville des morts, comme la majesté du Pharaon lui-même planait au-dessus de son peuple et confondait les têtes les plus altières et les plus humbles de la foule dans une même égalité servile.
Pour avoir entrepris la construction de ces monuments gigantesques, il fallait avoir à sa disposition, par centaines de milliers, les seuls Instruments mis alors en usage, c'est-à-dire les bras humains. C'est à la force des bras, aidés des machines les plus élémentaires, que furent accumulés, dans leur ordre symétrique, les millions de mètres cubes de pierre qui composent la grande pyramide de Khéops. Cent mille ouvriers, se relayant tous les trois mois y travaillèrent pendant plus de vingt ans.
Lorsque le Pharaon faisait commencer son tombeau, il dépeuplait d'un coup toute une province, dont les habitants, artisans, ouvriers, agriculteurs, quelle que fût leur profession, étaient enrégimentés sous les ordres des architectes et des ingénieurs royaux. Les vieillards, les enfants venaient aussi, s'occupant aux travaux moins pénibles, gâchant le mortier, emportant les déblais, servant les maçons. Lorsque la première troupe était épuisée, décimée par la fatigue du labeur terrible sous un ciel brûlant, ou par les brutalités des contremaîtres, on la renvoyait à ses villages, et l'on recrutait les habitants d'un autre nome.
Toutes les gigantesques constructions de l'Égypte, pyramides, canaux, digues, souterrains et temples, furent exécutées de cette façon. Plus tard on y employa les prisonniers de guerre, les esclaves hébreux, et l'on se rappelle que l'exode de Moïse et de son peuple fut provoqué par l'excès des travaux et des mauvais traitements.
Bien entendu il n'était pas question de salaire pour les manœuvres qui exécutaient ces formidables corvées ; on les nourrissait seulement. Hérodote et Diodore racontent que les frais de cette nourriture se lisaient inscrits sur l'une des faces de la grande Pyramide. Elle portait "une inscription indiquant les dépenses en légumes et en raves consommés par les ouvriers, et ces dépenses se sont élevées à plus de mille six cents talents" (huit millions huit cent mille francs.)
Un roi, en arrivant au trône, commençait la construction de sa pyramide, et l'œuvre allait s'agrandissant toujours par l'addition de couches extérieures, à la façon de l'aubier des arbres, aussi longtemps que le règne durait. Les pyramides dont la masse est la plus considérable appartiennent aux règnes les plus longs. Khéops, qui fit exécuter la merveille du genre, haute de 137 mètres et ayant 227 mètres de côté à la base, régna cinquante-six ans. Sa grande Pyramide n'a plus tout à fait la hauteur qu'il lui donna ; cela tient à ce que la pointe du sommet a été détruite ainsi que le revêtement extérieur. Telle qu'elle apparaît encore au voyageur, avec ses deux moindres soeurs, les Pyramides de Khéphren et de Mykérinus, elle produit encore un effet frappant, bien que très inférieur, d'après nous, aux descriptions enthousiastes des voyageurs. Il n'y a pas, assurément, de beauté proprement dite dans ces collines artificielles. Notre œil ne goûte pas à les contempler le plaisir que lui procure l'harmonie délicieuse et les détails délicats d'un temple grec. Mais l'esprit voit tout d'abord dans un objet sa signification, et il ne peut le trouver gracieux ou laid en dehors d'elle. Or, la physionomie des Pyramides, ce qu'elles représentent, ce qu'elles expriment dans leurs grandes lignes simples, est infiniment supérieur au pittoresque de leur aspect. L'effroyable effort dont elles sont le résultat, le nombre immense de siècles qu'elles ont vus fuir et qu'elles ont bravé dans leur impassibilité formidable ; l'espèce de tranquille orgueil qu'elles respirent, si l'on peut s'exprimer ainsi ; et aussi leur destination funéraire, leur situation sur le bord du désert infini, tant d'idées différentes qu'elles éveillent leur prêtent une puissance évocatrice qui ébranle notre âme et fait naître en nous toute une sorte de sensations.
Cependant au point de vue purement esthétique, la forme d'une pyramide n'offre rien de bien attrayant pour l'imagination, et les Pharaons qui ont fait élever celles du plateau de Gizeh ne comptaient certainement pas faire œuvre d'art. Leur but était de préparer à leur momie une cachette inviolable, un indestructible abri.
Les pyramides des rois ne sont autre chose, en effet, que les mastabas des particuliers, achevés et développés suivant des proportions dignes de leurs hôtes. On retrouve dans leur profondeur les mêmes replis tortueux du serdab ou galerie, et le même caveau profond, obscur, inaccessible. La chapelle seule était supprimée. Car il ne fallait pas laisser à la pyramide une seule ouverture qui, après avoir servi aux fidèles, s'offrirait, dans un jour de trouble, aux profanateurs ou aux étrangers. La chapelle des pyramides royales était construite à une petite distance et en dehors, comme le prouvent les ruines retrouvées.
(...)
[Le sarcophage de Khéops] est une énorme cuve en granit rose surmontée d'un couvercle fait de la même matière, et qui se trouve encore en place dans son caveau également dallé de granit. Ce caveau situé au cœur même de l'énorme masse de pierre, aurait peut-être pu s'écrouler sons le poids effrayant des assises supérieures ; aussi les constructeurs avaient-ils eu la précaution de ménager au-dessus de lui cinq chambres de décharge superposées, dont la plus haute se trouve surmontée d'une sorte de toit formé de deux blocs inclinés qui divisait et rejetait la pression de part et d'autre de la ligne droite. Ce sont ces chambres et ces couloirs intérieurs, ces vides emprisonnés dans l'étau de millions de kilogrammes, et qui n'ont pas fléchi d'une ligne durant des centaines de siècles, qui constituent le côté vraiment extraordinaire de la construction des Pyramides. C'est en eux qu'éclate le génie des ingénieurs égyptiens d'il y a six mille ans, car le tour de force qui fut accompli là, sans connaissances scientifiques bien avancées, et presque sans machines, ne pourrait sans doute être recommencé de nos jours, malgré toutes les ressources dont nous disposons.
(...)
L'Ancien Empire a seul créé des œuvres qui semblent absolument éternelles, mais il a toujours agencé simplement ses lourdes masses d'albâtre et de granit. Il n'a pas connu la colonne et n a su dresser que le lourd pilier à quatre pans. Ses chefs-d'œuvre - le temple du Sphinx et la grande Pyramide - n'offrent que des lignes et des plans verticaux, horizontaux, obliques, Toutefois, de cette simplicité même se dégage une impression de noblesse et d'imposante grandeur. Quel grand rêve elles avaient au fond de l'âme, ces antiques générations, qui soulevaient le dur granit et le dressaient en lignes si pures et si fières. Comme elles avaient compris, mieux que nos orgueilleux pessimistes, la brièveté de l'existence et le néant de ses joies, elles qui ne s'appliquaient et ne s'attachaient qu'aux choses éternelles ! La mort valait mieux pour elles que la vie parce que la mort est victorieuse de la durée, dont la vie est un jouet. Lorsqu'elles accroupirent le grand Sphinx sur le seuil du désert, elles mirent dans ses yeux et sur ses lèvres le sourire de leur espérance et la douceur de leur résignation. Et comment ne pas les admirer, ces vieilles races patientes, puisque leurs mystérieux
travaux sont pour nous si riches en souvenirs, si féconds en pensées ! Elles ont cru savoir le secret de l'avenir, et nous qui le cherchons encore, pour nous reposer de notre anxieuse poursuite, nous venons nous asseoir aux pieds de leur grand colosse rêveur, qui a souri de leurs illusions comme il sourit de nos tristesses, mais qui n'a pas d'ironie dans ses yeux pleins de songe, fixés au loin sur l'espace et voyant peut-être là-bas le mot de l'énigme éternelle.

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