vendredi 14 août 2009

A. Fillemin : Une construction "qui commençait par le centre et se développait extérieurement"

La chambre souterraine (photo J. et E. Morton)


Dans son article "Les pyramides de Ghiseh", publié par La Revue contemporaine, 17e année, 1868, 2e série, tome 66, le voyageur A. Fillemin décrit sa découverte des pyramides qu'il visite de l'extérieur (il monte au sommet de Khéops) et de l'intérieur :

Les pyramides de Ghiseh reposent sur un plateau élevé de trente mètres au-dessus de la vallée du Nil et nivelé de main d'homme. Nous suivons, pour y parvenir, un sentier montant et sablonneux, et bientôt un détour du chemin me place brusquement en face de l'un des colosses. Douze ou quinze ânes se reposent à son ombre, attendant les touristes qui m'ont précédé. Je saute à bas de ma monture, je m'approche de la montagne artificielle, et j'ai peine à en croire mes yeux en mesurant du regard cette prodigieuse façade et cet amoncellement inouï de pierres de taille. De la base au sommet, l'édifice est composé d'assises régulières de blocs superposés de soixante à quatre-vingt-dix centimètres de hauteur sur deux ou trois mètres de longueur ; elles sont au nombre de deux cent six, et ce sont ces assises qui, placées en retrait l'une au-dessus de l'autre, forment les degrés de l'escalier gigantesque par lequel on monte au sommet. On est généralement disposé à croire que la masse intérieure a été construite en moellons, plus ou moins gros reliés entre eux par du mortier; il n'en est rien : nous aurons plus tard la preuve que les pyramides sont entièrement formées de pierres taillées avec soin et régulièrement assemblées. On ne se lasse pas d'examiner ces blocs énormes; on s'épouvante de leurs dimensions, de leur nombre, du travail effroyable que représente cette œuvre colossale ; on se sent si petit, si écrasé, qu'on a peine à comprendre que l'homme, frêle créature, ait pu accomplir un travail si prodigieux.
(...)
Hérodote nous a laissé des détails intéressants sur les pyramides et sur le mode de leur construction. On croit généralement, d'après lui, que les matériaux en ont été pris sur la rive droite du Nil, dans des carrières immenses ouvertes en face des champs où fut Memphis et qu'on ne peut parcourir sans un vif intérêt. Il n'y a ici que la moitié de la vérité. Le fait est que dans les matériaux dont sont formées les pyramides il y a deux sortes de pierre, que la vue seule fait facilement reconnaître : l'une est un calcaire grossier, abondant en coquilles et en petits cailloux ; il n'est pas susceptible de poli et se délite assez facilement. C'est le calcaire de la chaîne libyque, sur laquelle s'élèvent les pyramides, et il forme le gros de la construction. L'autre est un calcaire fin, ayant la consistance du marbre, susceptible de poli et se prêtant aux formes les plus variées par sa dureté et la finesse de son grain. C''est le calcaire de la chaîne arabique, qui borde la rive opposée du Nil. Il forme le revêtement des pyramides tant à l'extérieur que dans les couloirs, galeries et salles de l'intérieur, et c'est de cette pierre que parle Hérodote lorsqu'il rend compte de cette œuvre de géants, terminée, lors de son voyage en Égypte, depuis plus de trente-cinq siècles.
Laissons un instant la parole au « père de l'histoire ». Il avait recueilli sur place, il y a deux mille trois cents ans, les renseignements qu'il nous donne, et malgré quelques inexactitudes que j'aurai occasion de relever, on le lit toujours avec un vif intérêt. « Chéops, nous dit-il, fit d'abord fermer les temples et prohiba toute espèce de sacrifices ; ensuite il condamna tous les Égyptiens indistinctement aux travaux publics. Les uns furent contraints à tailler les pierres dans les carrières de la chaîne arabique et à les traîner jusqu'au Nil ; d'autres, à recevoir ces pierres, qui traversaient le Nil sur des barques, et à les conduire dans la montagne, du côté de la Libye. Cent mille hommes, relevés tous les trois mois, étaient continuellement occupés à ces travaux, et dix années, pendant lesquelles le peuple ne cessa d'être accablé de fatigues de tout genre, furent employées à faire seulement un chemin pour conduire les pierres, ouvrage qui ne paraît pas inférieur à l'érection d'une pyramide. Chéops fit en outre creuser plusieurs chambres souterraines dans la colline sur laquelle sont élevées les pyramides. Ces souterrains étaient consacrés par ce roi à sa sépulture, qu'il avait placée dans une île formée par un canal tiré du fleuve. La pyramide qui porte son nom coûta vingt autres années de travaux. »
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On a pu, par des études faites avec soin sur les lieux, constater le mode suivi pour la construction de ces monuments. Elle commençait par le centre et se développait extérieurement, à la manière de l'aubier dans les arbres. Un noyau central était formé, auquel on ajoutait successivement de nouveaux blocs disposés par assises horizontales placées en retrait les unes au-dessus des autres et s'élargissant sans cesse. La pyramide croissait ainsi en largeur et en hauteur, jusqu'au jour où la mort du souverain auquel elle était destinée mettait fin aux travaux. Ce procédé était en quelque sorte dicté par l'usage qui, dans l'ancienne monarchie égyptienne, autorisait les rois à faire commencer leur tombeau dès leur avènement au trône et en arrêtait les travaux le jour de leur décès. Une tombe, de cette façon, se trouvait toujours terminée : le revêtement seul restait à poser. Il en résulte que la dimension de chaque pyramide était en proportion de la longueur du règne de son auteur, et c'est ce qui explique comment les soixante-dix pyramides qui bordent la rive gauche du Nil varient entre elles du colosse à l'embryon. Le même principe a été suivi dans la construction des hypogées de Thèbes, qui différent entre eux en profondeur comme les pyramides diffèrent en volume.

À l'époque où Hérodote recueillait de la bouche des prêtres de Memphis les renseignements qu'il nous a transmis, Chéops reposait en paix au sein de sa pyramide depuis trois mille cinq cents ans. Le respect dû aux sépultures le protégeait, et d'ailleurs l'entrée du tombeau avait été dissimulée avec tant d'art par un revêtement uniforme qu'elle était complètement inconnue. Il ne faut donc pas s'étonner que le vieux touriste grec n'ait recueilli, sur la mystérieuse distribution de l'intérieur, que des renseignements inexacts, et nous verrons plus bas ce qu'il faut penser de cette « île formée par un canal tiré du Nil » au milieu de laquelle il place la sépulture de Chéops.
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L'ascension de la pyramide [Khéops] se fait par l'angle nord-est, qui présente les dispositions les plus favorables. Sur un point de cette ligne, à peu près à moitié route, se trouve une large échancrure ouverte dans le flanc de la pyramide, comme si l'on eût voulu pénétrer à l'intérieur de ce côté. C'est un lieu de repos assez commode ; on y reprend haleine à l'abri du soleil, et ce n'est pas sans quelque raison qu'on l'a nommé le salon.
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Je ne trouvai point au haut de la pyramide les quarante siècles qui, si l'on en croit le général Bonaparte, y contemplaient les soldats français le 21 juillet 1798 ; je pus y admirer en revanche un des plus merveilleux panoramas qui soient au monde. Il n'y avait personne heureusement sur la plate-forme à ce moment. J'annonçai à mes Arabes que je désirais rester seul pendant quelques instants, et je les priai de m'attendre sur les premiers degrés. Je m'assis successivement sur les quatre faces de la pyramide, et là, du haut de ce merveilleux observatoire, je pris un plaisir infini à me reconnaître et à considérer à loisir les immenses tableaux déroulés sous mes yeux.
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Je ne pouvais m'arracher de ce lieu enchanté. Du haut de ce gigantesque observatoire, il me semblait que seul, détaché du monde entier, je dominais les misères, les infirmités de la nature humaine, et j'en éprouvais une indicible satisfaction. Mes regards s'enivraient dans la contemplation de ces tableaux si divers, si attachants ; la splendeur du ciel ajoutait son prestige à cette scène magnifique, et j'eusse volontiers passé le reste de la journée à laisser errer mes yeux et ma pensée à travers les paysages grandioses et les émouvants souvenirs qui se pressaient autour de moi.
Les charmes de ce séjour aérien n'absorbaient pas toutefois mes facultés à ce point que je ne me reportasse de temps en temps sur la somme prodigieuse de labeur qu'il représente. Je ne pouvais me faire à l'idée d'un despote dépensant pendant un tiers de siècle les sueurs de tout un peuple dans le seul but d'assurer un asile à son cadavre. Parle, réponds-moi, étais-je tenté de dire au bloc sur lequel j'étais appuyé ; raconte-moi les douleurs de ceux qui, du sein de la carrière où tu reposais depuis la création, ont porté à cette hauteur ta masse étonnée. Dis-moi les malédictions sans nombre jetées à la face d'un monarque orgueilleux par les milliers d'hommes qu'il courba sur cet effrayant travail. Mais le bloc n'eût pas répondu. Image de ces malheureux peuples de l'Orient que n'anime pas l'étincelle sacrée de la liberté, la pierre se laisse titiller, mutiler, arracher à son berceau sans qu'une voix s'élève pour la défendre ou pour la plaindre.
(...)
Pendant combien de temps nous descendîmes ainsi [vers la chambre souterraine], je ne saurais trop le dire ; mais cette glissoire de pierre me sembla bien longue, et c'est avec un vrai bonheur que je parvins enfin à un endroit où je pus me redresser et reprendre haleine. Aussi bien, ce point est digne d'attention et mérite que nous nous y arrêtions. Nous sommes parvenus ici, à travers le flanc de la pyramide, au niveau du sol de la banquette sur laquelle elle est construite. La galerie se continue encore en ligne droite, avec les mêmes dimensions et la même inclinaison; seulement c'est dans le roc vif qu'elle pénètre jusqu'à une profondeur de 32 mètres au-dessous du sol. Cette seconde partie offrant plus de dangers que d'intérêt pour les visiteurs, elle a été récemment comblée après avoir été relevée et décrite avec soin. J'en dirai de suite quelques mots. À cette profondeur de 32 mètres, le couloir atteint le niveau des eaux du Nil. Arrivé là, il devient horizontal ; puis, au bout de quelques mètres, il donne accès à une salle taillée tout entière dans le roc et placée dans l'axe vertical de la pyramide. Cette salle, de dimension moyenne, n'a pas été terminée, et l'on remarque sur ses parois des parties de rochers à demi taillées. À la suite de cette salle, et dans le prolongement de la galerie horizontale qui y conduit, se trouve un autre couloir de seize mètres de longueur qui se termine brusquement et n'aboutit à rien. La mort du fondateur de la pyramide interrompit sans doute ces travaux, dont rien n'indique ni le but, ni la destination. Mais si nous nous reportons à Hérodote, nous trouvons dans son récit l'explication de ces singulières dispositions. « Chéops, nous dit-il, fit creuser plusieurs chambres souterraines dans la colline où sont les pyramides ; ces souterrains étaient destinés par ce roi à sa sépulture, qu'il avait placée dans une île formée par un canal tiré du fleuve. » Cette chambre creusée au niveau des eaux du Nil, ce couloir ou canal inachevé qui la suit, tout donne lieu de croire que nous avons ici sous les yeux le commencement d'un travail que le vieil historien nous présente comme achevé. La mort de Chéops, suivant toute apparence, ne permit pas de terminer l'île et le canal projetés, et sa dépouille mortelle fut placée ailleurs. Mais la tradition ne tint pas compte de cette interruption ; le souvenir du plan primitif se perpétua d'âge en âge, et, trente-cinq siècles après, à l'époque du passage d'Hérodote, on était encore persuadé qu'il avait été exécuté dans son entier. Le canal inachevé se dirige, il est vrai, du nord au sud, et court parallèlement au Nil ; mais il n'a que seize mètres de longueur ; un simple détour à l'est pouvait le mettre en communication avec le fleuve, et la disposition des lieux, jointe au témoignage d'Hérodote, ne paraît pas permettre une autre hypothèse sur la destination de ces souterrains.

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