vendredi 11 septembre 2009

Le face-à-face Hérodote-Diodore de Sicile, relaté par Dominique Marie Joseph Henry (XIXe s.)


Dans son ouvrage L'Égypte pharaonique ou histoire des institutions des Égyptiens sous leurs rois nationaux, Paris, 1846, Dominique Marie Joseph Henry, associé correspondant de plusieurs sociétés savantes françaises et étrangères, reconnaît la "difficulté" de départager les deux historiens-chroniqueurs. On pourra prêter une attention particulière aux deux notes commentant le texte repris ci-dessous.

La construction des pyramides aurait été une opération d'une difficulté prodigieuse, s'il fallait s'en rapporter à Diodore, qui refuse aux Égyptiens de l'époque pharaonique la connaissance des machines à soulever les fardeaux ; les blocs tant de calcaire que de granit qui entrent dans ce monument ne furent élevés, suivant cet écrivain, à la hauteur qu'ils occupent qu'au moyen d'un plan incliné en terre, sur lequel on les traînait jusqu'à leur place. Ce procédé, qui a dû, sans contredit, être employé en bien des circonstances, aurait été d'une application bien difficile aux pyramides, qui, ne présentant pas une ligne verticale, auraient nécessité, à chaque nouvelle assise, l'exhaussement et l'allongement du plan incliné, lequel aurait dû, en outre, s'appuyer sur la construction même par une pente inverse. La science vraiment étonnante que témoignent ces masses ne peut guère laisser supposer, ce semble, que, lorsque la géométrie était poussée si loin dans son application à de tels monuments (1), l'idée d'une chèvre ou d'un mécanisme quelconque, pour faciliter le travail, ne fût pas venue dans la pensée des habiles architectes égyptiens (2), en supposant qu'elle ne fût pas connue des antédiluviens qui élevaient, remuaient, suspendaient, eux aussi, les plus énormes masses ; et quand même Hérodote n'aurait pas parlé de machines placées sur les assises pour élever des pierres, ce bloc de granit qui, placé à coulisses à l'entrée de l'espèce de vestibule étroit et bas qui précède la chambre dite du roi, se trouve engagé si admirablement dans ces coulisses, ne suffirait-il pas seul pour démontrer qu'il avait fallu recourir inévitablement à un moyen mécanique de soulèvement et de suspension, pour en faire descendre d'aplomb les tenons dans les mortaises.
(...)

(1) L'art avec lequel les pierres de la grande pyramide, comme de toutes les autres, ont été taillées, a été un objet d'admiration pour les voyageurs de toutes les époques. "Ce qui est surtout digne de la plus grande attention, dit Abd-Allatif, c'est l'extrême justesse avec laquelle ces pierres ont été appareillées et disposées les unes sur les autres. Leurs assises sont si bien rapportées, que l'on ne pourrait fourrer entre deux de ces pierres une aiguille ou un cheveu. »

(2) Dans un savant travail sur la civilisation de l'Égypte ancienne, que M. Letronne vient tout récemment de faire paraître (Revue des Deux Mondes, février et avril 1845), et dont nous avons tout lieu de regretter que la publication ait été si tardive, dans l'intérêt de notre propre ouvrage, qui aurait pu s'enrichir des recherches d'un homme aussi spécial pour l'exploration de l'antiquité, l'auteur, refusant, comme Diodore, la connaissance des machines aux Égyptiens, fait une réflexion qui nous frappe par sa gravité, et dont nous ne voulons pas dissimuler l'importance. Si les Égyptiens avaient connu les moyens d'élever, par la mécanique,de lourds fardeaux, les Grecs, qui depuis le premier roi de la XXVIe dynastie étaient si bien accueillis en Égypte, en auraient eu connaissance, et ils n'auraient pas manqué de la transmettre à leurs compatriotes. "Or, dit M. Letronne, que la mécanique des Grecs fut encore à cette époque dans l'enfance, cela résulte du moyen grossier qu'employa Chersiphron, l'architecte du premier temple d'Éphèse, commencé au temps de Crésus et d'Amasis. N'ayant point de machines pour élever les énormes architraves de ce temple à la grande hauteur où elles devaient être portées, il fut réduit à enterrer les colonnes au moyen de sacs de sable formant un plan incliné, sur lequel les architraves étaient roulées à force de bras. " (Revue, n° du 1er février, pag. 338.)
M. Letronne, en s'exprimant ainsi, ne parle pas des pyramides : c'est Diodore qui fait à la construction de ces masses l'application du système du plan incliné. Que pour la construction des pyramides les Égyptiens aient eu recours à des machines, et non au plan incliné, cela nous semble résulter bien évidemment du texte d'Hérodote, qui dit expressément que les pierres étaient transmises d'une assise à l'autre au moyen de machines. Voici ses propres paroles : "D'après le procédé employé dans la construction de la pyramide, ses faces représentaient d'abord un escalier en forme de gradins. Quand elle eut été achevée sur ce plan, et qu'il fut question de la revêtir, on employa, pour élever successivement les pierres qui devaient servir à ce revêtement, des machines faites en bois et d'une petite dimension. Une de ces machines enlevait la pierre du sol même, et la transportait sur le premier rang des gradins ; lorsqu'elle y était parvenue, une autre la portait sur le second, et ainsi de suite, soit qu'il y eût autant de machines que de gradins, soit que ce fût la même machine qui, facile à déplacer, servait au transport de toutes les pierres. Comme l'un et l'autre m'ont été dit, je dois le rapporter." (...)
Ainsi, à l'époque d'Hérodote, les prêtres n'étaient pas d'accord sur le nombre des machines qui servirent à élever les pierres d'une assise à l'autre ; mais tous l'étaient sur le fait même de ces machines, et il est bon de remarquer ces paroles de l'historien : machine qui, facile à déplacer... Il y en avait donc d'un déplacement difficile ? Hérodote et Diodore sont donc ici en complet désaccord. Puisque le premier mentionne la chaussée, vrai plan incliné, pour faire arriver les matériaux sur la colline, pourquoi n'aurait-il pas parlé du plan incliné pour faire parvenir ces matériaux à leur place, dans la construction ? Faut-il considérer ici les deux écrivains comme se complétant l'un par l'autre ? Cependant, si, comme l'entend Diodore, on avait fait usage du plan incliné, on n'aurait eu que faire des machines, puisque, en suivant un procédé inverse à celui employé pour la construction, c'est-à-dire en diminuant à chaque assise le plan incliné, on pouvait faire arriver facilement chaque pierre du revêtement à sa place, en commençant par celle qui formait la pointe et qui était d'un seul bloc, ainsi que l'a reconnu, pour l'une des pyramides de Daschour, M. Howard Wyse.
M. Raoul-Rochette, rendant compte, dans le Journal des Savants (juillet 1844), des travaux exécutés par le savant anglais aux pyramides, mentionne cette circonstance comme un fait très curieux ; voici ses paroles : "La chose est si curieuse et exprimée d'une manière si positive, que je crois devoir la rapporter ici dans les propres paroles de l'auteur : The apex had been formed of one bloch."
Quant aux blocs énormes qu'il fallait élever à une hauteur aussi considérable que celle de l'entablement du temple d'Éphèse, dont, au dire de Pline, les colonnes avaient soixante pieds romains de hauteur, ou 16 m 626, sans le chapiteau, on conçoit bien que des grues auraient été impuissantes à soulever les immenses blocs formant les architraves, et qu'il fallait recourir à l'emploi du plan incliné. Au sujet de ces machines, et à propos de ce même passage d'Hérodote, Larcher, parlant de l'impuissance des grues à soulever les fardeaux énormes, cite l'emploi que, de son temps même, on avait dû faire à Paris du plan incliné pour élever, du bord de la rivière sur le quai du Cours-la-Reine, un bloc de marbre d'un poids de dix milliers. Faudrait-il, maintenant, supposer que ces machines de petite dimension des Égyptiens, suivant notre auteur, étaient d'une puissance et d'une énergie de beaucoup supérieures à nos grues ? Une pareille proposition serait peu admissible, et nous n'y croyons pas. Concluons donc que, dans ce passage difficile de son texte, Hérodote nous a légué un problème qui n'est pas sans difficulté.

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