mardi 29 septembre 2009

“On ne peut comprendre comment il a été possible de monter si haut des pierres aussi grandes” (Louis Moréri - XVIIe s.- à propos des pyramides de Guizeh)



Louis Moréri
 illustration de De Troyes - gravure de Gérard Edelinck (Wikimédia commons)

Louis Moréri (1643-1680) était docteur en théologie. Le fruit de son érudition fut Le Grand dictionnaire historique, ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, qui contient en abrégé l’histoire fabuleuse des dieux et des héros de l’Antiquité païenne, dont est extrait le texte ci-dessous. Initialement publié en un seul volume, cet ouvrage fit l’objet de nombreuses rééditions, dont la dernière (1759) en dix volumes.
À noter, dans ce texte, les observations de l’auteur sur l’”encoche” dont il a été plusieurs fois question dans ce blog et qui est appelée ici “brèche ou petite chambre de quelques pieds de profondeur”. Louis Moréri lui attribue une fonction probable de support pour les machines utilisées pour “tirer” les matériaux de construction.
Deuxième point plus particulièrement notable : la mention d’une “autre chambre”, non pas en dessous, ni au-dessus (comme une chambre “de décharge”), mais “à côté” de la Chambre du Roi, au “plus haut endroit où l’on puisse aller au-dedans de la pyramide”. De quelle pièce s’agit-il ? L’auteur a-t-il commis ici une erreur dans la configuration de l’espace intérieur de la Grande Pyramide ?
Dans la mesure où, quelles que soient les époques, une encyclopédie ou un (grand) dictionnaire est, peu ou prou, le reflet des connaissances généralement admises au moment de sa publication, on peut logiquement se demander à quelle(s) source(s) Louis Moréri a puisé ses informations. Celles-ci - est-il besoin de le préciser ? - ne sont pas anodines et mériteraient un meilleur éclairage. Merci par avance aux égyptologues aguerris qui pourront guider notre réflexion.



“Pyramides : superbes monuments de l’antiquité, élevés par les rois d'Ėgypte. Elles sont à deux milles du Caire, et on commence à les voir dès qu'on est sorti de la petite ville de Dezize, qui en est à six milles. Ce qui les fait paraître de si loin, c'est qu'elles sont situées sur un terrain pierreux et infertile, qui est beaucoup plus élevé que la plaine. L'on ne peut voir sans étonnement ces masses énormes, que l’on n'admire pas tant pour la dépense incroyable qu'il a fallu faire pour achever un bâtiment si prodigieux, que parce qu'on ne peut comprendre comment il a été possible de monter si haut des pierres aussi grandes que celles que l'on y voit, dans le temps où la plupart des inventions mécaniques étaient inconnues.
Il y a trois grosses pyramides distantes les unes des autres d'environ deux cents pas, mais l'on ne saurait entrer que dans la plus grande, qui est du côté du nord. Elle est d'une élévation si prodigieuse qu'on dit qu'elle a 520 pieds de hauteur, et de largeur 682 en carré. Quelques-uns tiennent qu'elle fut bâtie il y a plus de 3000 ans, par un roi d'Ėgypte appelé Cophtus, par d'autres Cheospes, ou Chemnis, et disent que cette dépense lui fut inutile parce qu'ayant opprimé le peuple, par la longue fatigue de ce bâtiment, on le menaça de brûler son corps après sa mort ; ce qui l’empêcha d'y choisir sa sépulture et l'obligea de commander qu'on l’enterrât dans un autre lieu secret.
Plusieurs ne savent d'où on a pu tirer ces grosses pierres, et en si grande quantité, parce qu'on ne voit que du sable aux environs ; mais ils n'ont pas pris garde que sous ce sable, il y a de la roche vive qui fournissait ces pierres, outre qu'il y a plusieurs montagnes fort peu éloignées, où la pierre ne manque pas. Quelques-uns disent aussi qu'on en amenait de Saïd, c'est-à-dire de la haute Ėgypte, sur le Nil.
On dit que ce prince employa pendant vingt-trois années trois cent soixante mille ouvriers à ce travail.
Pline, qui en parle, ajoute qu'il y fut dépensé dix-huit cents talents seulement en raves et en oignons, les anciens Ėgyptiens étant grands mangeurs de raves et de légumes.
Plusieurs croient que ces pyramides étaient autrefois plus élevées sur terre qu'elles ne le sont présentement, et que le sable a caché une partie de leur base. Cela pourrait être, puisque le vent de tramontane soufflant de ce côté-là avec plus de violence qu'aucun autre vent, il y a plus porté de sable que n'ont fait les autres vents aux autres côtés.
L'ouverture de la grande pyramide où l'on peut entrer est un trou presque carré d'un peu plus de trois pieds de haut. II est relevé du reste du terrain, et l’on y monte sur des sables que le vent jette contre, et qui le bouchent souvent ; en sorte qu'on est obligé de le faire ouvrir. On dit qu'autrefois, il y avait auprès de l’entrée une grosse pierre, qu'on avait taillée exprès pour boucher cette ouverture, lorsque le corps devait être mis dedans. Cette pierre la fermait si juste qu'on n'aurait pu reconnaître qu'on l'eût ajoutée ; mais un bacha la fit enlever, quelque grande qu'elle fût, afin qu'on ne pût fermer cette pyramide.
Sa forme est carrée, et en sortant de terre elle a onze cent soixante pas, ou cinq cent quatre-vingts toises de circuit. Toutes les pierres qui la composent ont trois pieds de haut et cinq ou six de longueur, et les côtés qui paraissent en dehors sont tous droits, sans être taillés en talus : chaque rang se retire en dedans de neuf ou dix pouces, afin de venir se terminer en pointe à la cime ; et c'est sur ces avances que l'on grimpe pour aller jusqu'au sommet.
Vers le milieu il y a à l'un des coins des pierres qui manquent, et qui font une brèche ou petite chambre de quelques pieds de profondeur. Elle ne perce pourtant point jusqu'au dedans : on ne sait si les pierres en sont tombées, ou si elles n’y ont jamais été mises. Il y a grande apparence qu'on se servait de cet endroit pour assurer les machines qui tiraient les matériaux en haut. C'est encore une raison qui a obligé de bâtir la pyramide avec des degrés à chaque rang, puisque si les pierres eussent été taillées en talus, et posées l'une sur l'autre sans qu'il y fût demeuré aucun rebord, il aurait été absolument impossible de conduire jusqu'à son sommet les lourdes masses qu'on y a portées. On se repose ordinairement dans cette brèche, le travail étant grand à s'élancer ainsi trois pieds chaque fois, pour monter jusqu'au faîte.
Il y a environ deux cent huit degrés formés par le rebord de ces grosses pierres, dont l’épaisseur fait la hauteur de l'un à l'autre. Ce qui semble être pointu d'en-bas a quinze ou seize pieds de carré, et fait une plate-forme qui peut contenir quarante personnes. On a remarqué qu'un homme bien fort étant sur cette plate-forme ne pouvait jeter une pierre au-delà de la pyramide, mais seulement sur le douzième degré, ou un peu plus bas ; mais il n'est pas vrai qu'on ne puisse tirer une flèche plus loin que la pyramide ; car il est certain qu'une flèche tirée d'un bon bras passera facilement trois cent quarante et un pieds, qui font la largeur de la moitié de la pyramide. Ceux qui y montent découvrent de-là une partie de l'Ėgypte, et le désert sablonneux qui s'étend dans le pays de Barca, et ceux de la Thébaïde de l'autre côté. Le Caire ne paraît presque pas éloigné de ce lieu, quoiqu'il en soit à neuf milles.
On entre aussi dans la même pyramide, et il faut se pourvoir de lumières pour cela. On passe la première entrée en se courbant, et l'on trouve comme une allée, qui va en descendant environ 80 pas. Elle est voûtée en dos d'âne, et apparemment toute entière dans l’épaisseur du mur, puisqu'on n'y voit rien qui ne soit solide de tous côtés. Cette allée a assez d'élévation et de largeur pour y pouvoir marcher, mais son pavé baisse encore bien plus droit qu'un glacis, sans avoir aucun degré, et la pierre n'a que de légères piqûres, de pas en pas, pour retenir les talons ; de sorte que pour s'empêcher de tomber, on est obligé de se tenir avec les mains aux deux côtés du mur. Les pierres sont si bien unies ensemble qu'à peine peut-on apercevoir les joints. Au bout de cette allée, on trouve un passage qui n'a d'ouverture que ce qu'il en faut pour laisser passer un homme. Il est ordinairement rempli de sable, qui n'est pas sitôt poussé par le vent dans la première ouverture qu'il suit le penchant de la pierre, et se vient tout rassembler en ce lieu-là. Lorsqu'on a ôté ce sable et qu'on a passé ce trou, en se traînant huit ou dix pas sur le ventre, on voit une voûte à la main droite qui semble descendre à côté de la pyramide. On trouve aussi un grand vide, avec un puits d'une grande profondeur. Ce puits va en bas par une ligne perpendiculaire à l’horizon, qui ne laisse pas de biaiser un peu ; et quand ceux qui y descendent sont environ à soixante-sept pieds, comptant de haut en bas, ils trouvent une fenêtre carrée qui entre dans une petite grotte creusée dans la montagne, qui en cet endroit n'est pas de pierre vive : ce n'est qu'une espèce de gravier fortement attaché l'un contre l'autre. Cette grotte s'étend en long, de l’orient à l’occident ; et de-là à quinze pieds, en continuant de descendre en bas, est une coulisse fort penchante, et entaillée dans le roc. Elle approche presque de la ligne perpendiculaire, et est large environ de deux pieds et un tiers, et haute de deux pieds et demi. Elle descend cent vingt-trois pieds en bas, après quoi elle est remplie de sable et de fiente de chauves-souris. On croit que ce puits avait été fait pour y descendre les corps que l'on déposait dans les cavernes qui sont sous la pyramide.
Après qu'on est arrivé à ce grand vide où le puits est à la gauche, on est obligé de monter sur un rocher, dont la hauteur est de vingt-cinq ou trente pieds. Au-dessus est un espace long de dix ou douze pas ; et quand on l’a traversé, on monte par une ouverture qui n'est pas plus large que le passage où l'on est obligé de se traîner, mais qui a pourtant assez d'élévation pour y marcher, sans qu'on se baisse. Il n'y a point de degrés non plus qu'au reste : on y fait seulement des trous de chaque côté, qui sont de distance en distance. On y met les pieds en s'écartant un peu, et l'on s'appuie contre les murs, qui sont des pierres de taille fort polies, et jointes ensemble avec autant d'adresse que toutes les autres. Les niches vides que l'on y voit, de trois en trois pieds, et qui en ont un de largeur, et deux de hauteur, donnent lieu de croire qu'elles étaient autrefois remplies d'idoles. Ce passage est haut de quatre-vingts pas, et on n'y saurait monter sans beaucoup de peine.
On trouve au-dessus un peu d'espace de plain-pied, et ensuite une chambre qui a trente-deux pieds de long et seize de large. Sa hauteur est de dix-neuf pieds ; et au lieu de voûte, elle a un plancher ou lambris tout plat. II est composé de neuf pierres, dont les sept du milieu sont larges chacune de quatre pieds, et longues de seize. Les deux autres qui sont à l'un et à l'autre bout, ne paraissent larges que de deux pieds seulement : cela vient de ce que l'autre moitié de chacune est appuyée sur la muraille. Elles sont de la même longueur que les sept autres, et toutes les neuf traversent la largeur de cette chambre, ayant chacune un bout appuyé sur la muraille qui est de l'autre côté. Cette chambre, dont les murs sont fort unis, ne reçoit aucun jour ; et dans le bout qui est opposé à la porte, il y a un tombeau vide, fait tout d'une pièce. Il est long de sept pieds, et large de trois, et a trois pieds quatre pouces de hauteur, et cinq pouces d'épaisseur.
La pierre en est d'un gris tirant sur le rouge pâle, et à peu près semblable au porphyre. Quand on la frappe, elle rend un son clair, comme une cloche. Elle est fort belle, lorsqu'elle est polie, et d'ailleurs si dure que le marteau a peine à la rompre.
Il y a une autre chambre à côté de celle-ci, mais plus petite , et sans aucun sépulcre. C'est là le plus haut endroit où l'on puisse aller au-dedans de la pyramide, qui n'a pour toute ouverture que le passage d'en-bas, au-dessus duquel est une pierre en travers, qui a onze pieds de long et huit de large.
Vers cette entrée est un écho qui répète les paroles jusqu'à dix fois. Le défaut de jour dans toute la pyramide est cause qu'on y respire un air extrêmement étouffé. La flamme des flambeaux que l’on y porte paraît toute bleue, et l'on s'en fournit toujours d'un fort bon nombre, puisque s'ils venaient à s'éteindre lorsqu'on est monté bien haut, il serait absolument impossible d'en sortir.
Les deux autres pyramides ne sont ni si hautes, ni si grosses que la première. Elles n'ont aucune ouverture ; et quoiqu'elles soient aussi bâties par degrés, on n'y peut monter, à cause que le ciment dont  l'une et l'autre est enduite, n'est pas assez tombé. Elles paraissent d'en-bas tout-à-fait pointues dans leur sommet.
On attribue ces superbes monuments à celui des Pharaons qui fut englouti dans la mer Rouge. On prétend que les deux moindres étaient pour la reine sa femme, et pour la princesse sa fille, et que leurs corps y ayant été mis, on les a fermées ensuite, en sorte que l’on ne peut reconnaître de quel côté en était l’entrée. La grande était, dit-on, destinée pour ce monarque ; et comme il n'a pas eu besoin de tombeau, elle est toujours demeurée ouverte.
Devant chacune des trois pyramides, il paraît des restes de certains bâtiments carrés qui semblent avoir été des temples.
À quelques pas de la pyramide ouverte, on voit une idole que les Arabes appellent Abou-elhaoun, c'est-à-dire père de Colonne ; et Pline l'appelé Sphinx. C'est un buste taillé dans le roc vif, qui semble être de cinq pierres ajustées les unes sur les autres ; mais y regardant attentivement, on reconnaît que ce qui paraissait être les jointures des pierres ne sont que des veines de roc. Ce
buste représente un visage de femme, avec son sein ; mais il est d'une prodigieuse grandeur, ayant vingt-six pieds de haut. Et depuis son oreille jusqu'à son menton, il y a quinze pieds. Le haut de sa tête est ouvert ; et ce trou par où un homme peut entrer aisément va s'étrécissant en-dedans jusqu'au sein, où il finit. Les Païens adoraient cette idole, et la consultaient pour en recevoir des oracles au soleil levant. Ce qui fait présumer que celui qui voulait séduire le peuple par ses fausses prédictions montait la nuit avec une échelle sur la tête de ce Sphinx, et descendait dans le trou, d'où sa voix sortait dès que le soleil était levé. Les anciens Ėgyptiens
croyaient que le corps du roi Amasis était enfermé dedans ; d'autres disent que ce fut un roi d'Ėgypte qui fit tailler cette figure, en mémoire d'une certaine Rhodopé, Corinthienne, qu'il aimait fort.
II y a une autre pyramide à seize ou dix-sept milles du Caire, qu'on appelle la pyramide des momies, à cause qu'elle est proche du lieu où elles se trouvent. Elle est aussi grande que les deux moindres des trois dont il vient d'être parlé, mais bien plus rompue. Elle a cent quarante-huit degrés de grosses pierres pareilles à celles des autres, et il manque un espace à son sommet, qui semble n’avoir jamais été achevé. Son ouverture qui est du côté du nord, a trois pieds et demi de largeur, et quatre de hauteur. On descend au-dedans encore plus bas qu'à la grande pyramide, et il n'y a rien à observer qu'une salle au fond, dont le plancher est d'une élévation extraordinaire.”

Source : Gallica








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