dimanche 29 novembre 2009

La "situation extatique" de l'abbé Marie-Dominique de Binos (XVIIIe s.)

Il fut un temps où la découverte du site de Guizeh était une réelle aventure. On partait parfois pour plusieurs jours, avec armes (au sens premier du terme) et bagages. Pour pénétrer à l'intérieur de la Grande Pyramide, il fallait d'abord trouver l'entrée en déblayant un monticule de sable où même les ânes porteurs s'enfonçaient jusqu'aux oreilles ! Une fois à l'intérieur, il fallait ramper, transpirer, suffoquer par manque d'air, supporter la compagnie des chauves-souris, voire les facéties des guides locaux qui prenaient un malin plaisir à effrayer leurs clients... Souvent, les seules observations à caractère plus ou moins scientifique se limitaient aux mesures en longueur, largeur et hauteur que l'on prenait, pour les comparer éventuellement avec celles relevées par des prédécesseurs. On ne se posait pas toujours, en complément de la pure admiration, la question de savoir comment les bâtisseurs égyptiens avaient bien pu s'y prendre pour élever de telles montagnes de pierres. On se référait vaguement à Hérodote, point final !
Il n'empêche que les récits de telles aventures, outre leurs aspects anecdotiques, sont de réels témoignages des préoccupations et recherches d'une époque où le tourisme organisé n'existait évidemment pas. C'est pour cette raison que je leur fais place dans ce blog. Ils n'apportent pas toujours des éléments de réponse à la question qui nous rassemble ici, à savoir celle des techniques de construction mises en œuvre sur le plateau de Guizeh. Mais, pour les connaisseurs et faiseurs de théorie(s), tel ou tel détail, telle ou telle notation ne seront peut-être pas si anecdotiques que cela ! À chacun d'en juger...
Pour l'heure, place au Voyage par l'Italie, en Égypte, au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte, tome 2, 1787, par M. l'abbé Marie-Dominique de Binos (1730 ?-1804), chanoine de la cathédrale de Comminges. Suivons le guide, à l'intérieur de la Grande Pyramide, pour découvrir une étrange "chambre du secret", puis une chambre "longue de dix-huit pieds", puis "une espèce de sépulcre", puis "la salle destinée à servir de sépulture", et enfin une "petite chambre" au-dessus de cette salle...



Cette illustration, extraite de l'ouvrage de l'abbé de Binos, n'a aucun lien avec les pyramides. Je la reprends toutefois pour son côté insolite : les "imâms" (et non "imâns !) de l'époque ne ressemblaient en rien à ceux que nous connaissons maintenant !

Du Caire, le 27 août 1777
Il était réservé au Royaume d'Égypte d'être à jamais le spectacle de la bonté du Tout-puissant. Les prodiges que l'historien sacré raconte y avoir été opérés, les influences périodiques d'un fleuve bienfaisant, les riches productions et la sagesse de ses lois suffisaient, sans doute, pour lui attirer les louanges de la Renommée ; mais comme si tant de bienfaits ne tenaient pas du merveilleux, les anciens qui ont été les premiers à en jouir ont cru devoir consacrer leur pouvoir et leur reconnaissance à des travaux extraordinaires, pour surpasser les merveilles de la nature. Ils construisirent des pyramides, que les uns ont prises pour des sépulcres des anciens Rois d'Égypte, que d'autres ont appelées montagnes de Pharaon, merveilles du monde, et que les Poètes prendraient pour des rochers entassés les uns sur les autres à une grande hauteur par les Titans qui voulaient escalader l'Olympe. J'étais déterminé à partir pour aller les voir avec la simple escorte d'un guide et le courage que donne la curiosité ; j'allais exécuter ce projet, lorsque j'appris que trois ou quatre Seigneurs français devaient aller à ces pyramides.
Je m'empressai de me joindre à leur société ; nous traversâmes le Nil pour aller reposer au village de Gifar dans la maison de campagne du Consul français ; nous continuâmes après minuit notre route, ayant les guides en avant ; trois heures de marche dans des plaines entr'ouvertes par les chaleurs nous conduisirent avant le jour au pied des pyramides. Le sable qui les entoure était pour nous un désagrément qui nous en faisait désirer l'approche, avec d'autant plus de raison que les ânes sur lesquels nous étions montés s'y enfonçaient presque jusqu'aux oreilles et avaient eux-mêmes besoin de secours pour se tirer d'embarras. Les guides qui les aidaient à se dégager profitaient de ce moment pour voler le cavalier. Je me rappelle que le mien, au lieu de secourir l'animal, s'occupait à fouiller dans la poche de mon habit, dans laquelle j'attrapai sa main.
Lorsque le jour montra les pyramides à découvert, notre premier coup d'œil se fixa sur elles. Il est difficile de peindre l'effet qu'elles causèrent sur nous ; nos sens en étaient si affectés que pendant plusieurs minutes le silence fut la seule expression de notre étonnement. Mais cette extatique situation fut suivie d'acclamations qui exaltaient la grandeur de ces masses énormes et l'immensité du travail. Les trois pyramides semblaient se disputer la préférence des regards par la ressemblance de leur forme, mais aucune ne nous ouvrait de porte pour y entrer, que la plus grande ; et on n'a pu encore deviner où [sortent] celles des deux autres. Toutes ont leurs quatre faces également brûlées et bâties de la même qualité de rochers. Parmi ceux qui ont mesuré leur hauteur, il y en a qui disent que la plus petite a trois cents pieds en carré, la seconde cinq cents, et la troisième six cents ; il n'y a de taillé que les angles des faces, et c'est à ces angles que sont les degrés pour y monter ; cependant, en gravissant les assises qui ont trois et quatre pieds d'élévation, je suis parvenu au sommet de la plus grande, avec moins de crainte et de peine que si j'eusse suivi directement les degrés des angles.
Elles sont éloignées d'environ vingt pas les unes des autres, et ont à leur dos un sphinx dont la tête s'élève à plus de 20 pieds au-dessus du sable ; le reste du corps, qu'on dit en avoir plus de cent de long, est enseveli dans les sables.
La principale pyramide a sa porte élevée à environ quinze pieds des sables qui couvrent sa base actuelle, et probablement à trois fois autant de sa base primitive ; la largeur de son ouverture est d'environ quatre palmes en carré ; on descend en rampant par une galerie de quatre-vingts pieds de long, dont un tiers est à demi bouché par de vieux débris. À droite, et environ un tiers de distance du bout de cette galerie, est une large ouverture, au milieu de laquelle est un grand rocher brute qu'on gravit avant d'arriver à une autre galerie qui va en montant : celle-ci a quatre-vingt-seize pieds de long et trois pieds quatre pouces de haut et de large. Au fond de cette seconde galerie, et à droite, est un puits très profond, près duquel était la chambre du secret ; on voit encore les coulisses de pierre. Au niveau du puits est une galerie de treize pieds de longueur et de trois pieds de largeur en carré, qui est terminée par une chambre longue de dix-huit pieds, large de seize, et haute de vingt.
On revient sur ses pas, jusques au haut de la seconde galerie : là est une espèce de sépulcre de quatre pieds de long et de deux de large. À ses côtés sont deux trous où l'on place les pieds, de manière que leur position à droite et à gauche forme un angle, dont le corps du passager est la pointe. On va ainsi franchissant l'espace, en enjambant d'un trou à l'autre, puis on trouve un talus de cent trente-six pieds de long, large de six, et haut de vingt-quatre. À ses côtés sont des bancs de pierre, placés à une égale distance les uns des autres. Arrivé au haut du talus, on trouve une plateforme et un corridor incrusté de granit, qui a vingt-un pieds de long, trois pieds huit pouces de large, et trois pieds quatre pouces de haut. Du corridor on entre dans la salle destinée à servir de sépulture : elle a trente-trois pieds de longueur, seize de large et seize de haut ; six larges pierres forment la longueur et la largeur du plafond. On y voit un sépulcre de granit à peu près semblable à celui que j'ai vu à Alexandrie dans l'église de S. Athanase ; il est d'une seule pierre de sept pieds de longueur, de trois de largeur et de trois de profondeur. Ce tombeau est absolument vide. Il paraissait livré à la garde des chauves-souris ; et comme si elles eussent craint que nous ne fussions venus pour l'enlever ou troubler leur sombre demeure, elles se jetaient sur nous et sur la lumière pour nous en dérober la vue.
Au sortir de cette salle on trouve en montant un autre corridor, moins grand, qui conduit à une petite chambre qui paraît être le couronnement de l'intérieur de la pyramide. Les oiseaux funèbres firent les honneurs de leur ténébreux hospice jusqu'à la porte par laquelle nous étions entrés.
Je ne fus pas plutôt sorti que je gravis extérieurement jusqu'au sommet de la pyramide. Ce sommet, qui de loin paraît fort pointu, a environ douze pieds en carré. Six grandes pierres, rangées en forme d'un L, sont placées dans cet espace qu'elles ne remplissent pas : on dirait que cette forme est hiéroglyphique. La plus grosse a six palmes de large; j'y lus les noms de plusieurs voyageurs.

Aucun commentaire: