mercredi 4 novembre 2009

"Le procédé par lequel on a pu accomplir ce prodigieux travail est encore une question controversée" (J.J.Ampère - XIXe s.)

Dans son Voyage en Égypte et en Nubie, publié en 1868, l'historien-voyageur-écrivain Jean-Jacques Ampère (1800-1864), de l'Académie française, donne l'avantage à Hérodote - malgré son "côté puéril" ! - dans le match qui l'oppose, par-delà les siècles, à Diodore de Sicile.
On notera aussi cette étrange appréciation sur l'état des recherches archéologiques au sein de la Grande Pyramide : depuis que Vyse et Perring sont passés par là, avec les techniques de choc que l'on sait, Khéops ne présente plus de mystère(s) ! Ce n'est pas, c'est le moins qu'on puisse dire, la tendance actuelle.
Enfin, cette phrase-couperet qui prête à la méditation : "Il faudrait du silence pour le sommeil de tant de siècles." Champollion, le déchiffreur des hiéroglyphes, disait lui-même :"Il me faut le silence absolu pour entendre la voix des ancêtres."

 

J.J. Ampère
Source de l'illustration : Wikipedia commons

(...) le sommet des obélisques se terminait toujours en forme de pyramide ; c'est ce qu'on appelle le pyramidion. Un obélisque est une pyramide dont la base est très allongée ; or la pyramide, par sa forme, qui offre plus qu'aucune autre des conditions de solidité, la pyramide était l'expression naturelle de la permanence et de la durée.C'est pour cela sans doute qu'on donna une structure pyramidale aux gigantesques tombes des anciens rois. Ce que l'on voulait exprimer et pour ainsi dire écrire par ces masses de pierre, c'était cette idée : solidité, durée, éternité. (...) Ainsi l'étude comparée des hiéroglyphes et des monuments nous montre que l'architecture, aussi bien que la peinture, était une écriture véritable, une écriture en relief, une écriture colossale.
(...) La forme des pyramides est pour elles une condition de stabilité inébranlable. Dans un corps pyramidal, la base étant très large et le centre de gravité peu élevé, la résistance que le corps oppose au renversement est presque égale à son poids ; de là la grande solidité des pyramides.
(...) Le procédé par lequel on a pu accomplir ce prodigieux travail est encore une question controversée. Diodore dit positivement que les Égyptiens n'avaient pas de machines, et il est certain que sur les monuments, en particulier sur les monuments funèbres, où sont représentées toutes les occupations et toutes les industries des Égyptiens, on n'a vu jusqu'ici nulle trace de la machine la moins compliquée. On a trouvé des poulies dans les tombes ; mais il faudrait être bien sûr de l'âge des tombes où ces instruments ont été trouvés pour prononcer qu'ils sont égyptiens et non pas grecs on romains. On n'a donc pu découvrir aucune trace certaine de la mécanique égyptienne, et, jusqu'à nouvel ordre, le plus vraisemblable est d'admettre avec quelques restrictions le récit d'Hérodote. On voit encore les trous qui servaient à soutenir les échafaudages qu'il décrit, et les restes des plans inclinés au moyen desquels on a pu hisser, comme il le dit, les pierres jusqu'au sommet des pyramides. Il faut se rappeler que l'objet qu'on se propose au moyen des machines est de suppléer au nombre des bras. Je lis dans un traité de physique estimé : "Un homme ou un moteur quelconque dont la force est d'ailleurs modérée, mais qui est toujours disponible, pourra, en travaillant pendant une durée proportionnellement plus longue, produire l'effet que cent hommes, que mille hommes produiraient en un instant par leur action simultanée ; mais on préférera souvent n'employer qu'un seul homme et une machine, parce qu'il est souvent très incommode et très dispendieux d'en réunir un aussi grand nombre, et très difficile de les faire agir de concert." Or, cela n'était nullement difficile aux Pharaons ; ils n'avaient donc pas besoin de recourir à ces machines qui font en employant moins de bras ce qu'eux produisaient par l'action simultanée d'un grand nombre d'hommes, action que le physicien cité plus haut déclare équivaloir à celle des machines. Mais comment les Égyptiens auraient-ils élevé de si grands monuments sans graver sur leurs faces un seul hiéroglyphe ? Hérodote parle d'une inscription tracée sur la grande pyramide : des inscriptions en caractères antiques et inconnus existaient encore au Moyen Âge, selon les auteurs arabes ; aujourd'hui on ne lit rien sur les murs des pyramides. Cette contradiction apparente s'explique facilement : il est maintenant établi que la grande pyramide était primitivement couverte d'un revêtement en pierre polie. M. Letronne a fait l'histoire des dégradations que ce revêtement a subies de siècle en siècle, et ses débris ont été trouvés près du monument même. C'est sur le revêtement de la grande pyramide, dont une partie fut détruite par Saladin et dont une partie subsistait encore au commencement du quinzième siècle, que se lisait sans doute l'inscription rapportée par Hérodote. Probablement elle contenait autre chose que le compte des légumes consommés par les ouvriers pendant la construction des pyramides ; on devait y lire le nom du roi Chéops, de même qu'on lisait sur la troisième pyramide le nom du roi Mycerinus. Malheureusement, cette fois comme tant d'autres, c'est le côté puéril de la narration qui a frappé Hérodote.
(...) La visite dans l'intérieur des pyramides est rendue assez incommode par les cris et les gesticulations forcenées des Arabes qui vous entraînent sur les pentes des couloirs ténébreux. Ils prennent le moment où vous êtes seul avec eux dans le sein de la montagne de pierre pour vous demander d'une voix retentissante et d'un air presque menaçant un grand cadeau : Bakchich ketir ketir. Il n'y a certes rien à craindre d'eux ; mais il est désagréable d'être poursuivi et assourdi par les bruyantes et impérieuses demandes de ces ciceroni à figure de brigands. Il faudrait du silence pour le sommeil de tant de siècles. Du reste, il y a peu d'observations à faire dans l'intérieur des pyramides. On entre dans la grande pyramide du côté nord par un corridor qui descend d'abord, puis remonte et vous conduit à la salle qu'on nomme la chambre du roi, et qui renferme un sarcophage de granit. Le travail de la maçonnerie est merveilleux, et la lumière agitée des torches est reflétée par un mur du plus beau poli. De cette salle partent deux conduits étroits qui vont aboutir au dehors : on est d'accord aujourd'hui à n'y voir que des ventilateurs nécessaires aux ouvriers pendant qu'ils travaillaient dans le cœur de la pyramide.
(...) Cinq chambres plus basses sont placées au-dessus de la chambre du roi ; on a reconnu qu'elles n'ont pas d'autre objet que d'alléger par leur vide le poids de la masse énorme de maçonnerie qui la presse. Après avoir visité cette chambre, on redescend la pente qu'on a gravie pour y monter ; on retrouve le corridor par lequel on est entré, et, en le reprenant où on l'a quitté, on arrive dans une autre chambre placée presque au-dessous de la première et dans l'axe central de la pyramide ; cette chambre s'appelle la chambre de la reine. Beaucoup plus bas est une troisième chambre taillée dans le roc, et à laquelle on arrive soit par un puits, soit par un passage incliné qui va rejoindre l'entrée de la pyramide.
Telle est la disposition de la grande pyramide ; celle des deux autres est analogue : seulement leur maçonnerie n'offre aucun vide, et les chambres qu'elles renferment sont creusées dans le roc. Devant ces simples faits tombent beaucoup d'hypothèses sur la destination des pyramides. Il faut renoncer à y mettre la scène des initiations mystérieuses de l'Égypte, comme le faisait l'auteur de Séthos, et comme l'a fait l'auteur de l'Epicurien. Ce qui était peut-être encore permis au commencement du dix-huitième siècle l'est moins au dix-neuvième, et c'est, il faut l'avouer, une singulière hardiesse à Thomas Moore d'avoir placé tant d'aventures et de merveilles dans l'intérieur et dans les environs des pyramides. Après les explorations de nos savants, il était étrange d'y supposer des régions inconnues. Aujourd'hui on est encore plus certain de n'avoir rien à découvrir en ce genre. Depuis les recherches méthodiques et complètes de MM. Vyse et Perring, il n'est pas resté dans les pyramides un coin pour les mystères ou le mystère.
La grande pyramide, qui au dehors ne présente aucun hiéroglyphe, en offre au dedans un bien petit nombre ; mais ils sont d'une haute importance, parce qu'ils confirment le témoignage des anciens, qui attribuent cette pyramide à un roi nommé Chéops ou Souphis. Or, le nom d'un roi Choufou est écrit en hiéroglyphes très distincts dans l'intérieur de la grande pyramide. Personne ne doute que Chéops et Souphis ne soient deux altérations diverses de Choufou. Ce nom n'a point été trouvé dans la salle du sarcophage, mais dans les petites chambres de soulagement situées au-dessus. Les hiéroglyphes sont de couleur rouge et mêlés à des marques semblables à celles qu'on voit dans les anciennes carrières d'Égypte. De plus ils ne se rencontrent sur aucune des pierres provenant de l'emplacement même des pyramides, mais seulement sur celles qui ont été apportées, à travers le fleuve, des carrières de Tourah. Tout conduit donc à penser que le nom du roi Chéops et les hiéroglyphes dont il est accompagné ont été tracés dans les carrières. Ces hiéroglyphes n'en sont pas moins précieux et n'en font pas moins remonter l'extraction des matériaux des pyramides à cet antique roi. Il est fort difficile de reconnaître les autres hiéroglyphes qui se voient sur ces pierres : ils sont tracés avec une grande négligence. On aura peut-être quelque peine à déchiffrer dans six mille ans une ligne griffonnée de nos jours sur un moellon par quelque entrepreneur en bâtiments ou quelque maître maçon. Voilà où nous en sommes pour les caractères disséminés sur les pierres de la grande pyramide. Cependant ce sont de vrais hiéroglyphes, et il ne faut pas, comme Caviglia, y voir de l'hébreu.

Aucun commentaire: