lundi 30 novembre 2009

L'utilisation d'un "grand nombre de bras" et du plan incliné a rendu possible la construction des pyramides, selon Jean-Jacques Guillemin (XIXe s.)

Extrait de Histoire ancienne de l'Orient, 3e édition 1863, par Jean-Jacques Guillemin (1814-1870), agrégé d'histoire, docteur ès lettres, professeur au collège Stanislas à Paris, puis recteur à Douai et à Nancy. Dans cet ouvrage, l'auteur s'arrête à une conception somme toute "classique" pour son époque concernant les techniques de construction des bâtisseurs égyptiens : le plan incliné, la mobilisation d'un très grand nombre de bras... mais aussi "absence totale de mécanique".


Illustration extraite de l'ouvrage de l'auteur



(...) ce qui assigne à l'Égypte une place à part parmi les peuples de l'ancien monde, ce sont les monuments qu'elle a élevés, et qui couvrent encore aujourd'hui la vallée du Nil.
Une première question se présente à l'aspect de ces prodigieuses constructions, qui de tout temps ont excité à un si haut degré l'étonnement des voyageurs. Comment les hommes ont-ils pu ériger de pareils monuments ? Quelques-uns ont pensé que les prêtres, qui dirigeaient le plus souvent ces grands travaux, employèrent des procédés mécaniques dont le secret est resté enseveli dans les sanctuaires de l'Égypte. Cette opinion, généralement adoptée au dix-huitième siècle, est aujourd'hui à peu près abandonnée. Déjà Diodore de Sicile avait dit positivement que les Égyptiens n'avaient pas de machines ; ce qui semble donner raison à cet historien, c'est que sur les monuments où sont représentées toutes les occupations et toutes les industries des Égyptiens, on n'a trouvé jusqu'ici nulle trace de la machine la moins compliquée.
Si les Égyptiens avaient connu les machines, on en trouverait la trace, dit M. Letronne, dans un bas-relief du temps de Sésortasen, qui nous représente le transport d'un colosse ; on le voit entouré de cordages, et tiré par plusieurs rangées d'hommes attachés à des câbles ; d'autres portent des seaux pour mouiller les câbles et graisser le sol factice sur lequel le colosse est traîné. La force tractive de leurs bras était concentrée dans un effort unique, au moyen d'un chant ou d'un battement rythmé, qu'exécutait un homme monté sur les genoux du colosse. Si mille hommes ne suffisaient pas, on en prenait dix mille, autant qu'on en pouvait réunir sur un point et pour une même action. C'est ainsi que, d'après le témoignage de Pline, Rhamsès avait employé cent vingt mille hommes pour dresser un des obélisques de Thèbes, fait qui seul annoncerait l'absence totale de la mécanique. Suivant Hérodote, on avait employé cent mille hommes à la construction de la grande pyramide. C'était donc à l'aide de procédés très simples, et en se servant d'un grand nombre de bras, qu'on parvenait à élever à de si grandes hauteurs des masses colossales. Parmi ces procédés, le plan incliné paraît avoir joué le principal rôle. On enterrait les colonnes, les architraves à mesure qu'elles s'élevaient, et l'on allongeait graduellement le plan incliné suivant le besoin. Une application du même procédé, c'est-à-dire un plan incliné en spirale, a fourni le moyen de dresser les obélisques sans autre secours que celui des leviers et d'une multitude de bras dont l'action était habilement combinée. Voilà quel est, sur un sujet si longtemps controversé, l'opinion des hommes compétents de notre âge. Cette opinion nous ramène en définitive, sauf quelques restrictions, à celle d'Hérodote.
(...) Nous avons déjà dit que les pyramides, au moins celles qui subsistent encore et qu'on appelle ordinairement les pyramides de Giseh, furent construites par les rois de la quatrième dynastie. On a imaginé beaucoup de systèmes pour expliquer l'origine et le but de ces prodigieuses constructions. Un fait est resté incontestable, c'est que les pyramides étaient des tombeaux. Déjà les auteurs anciens avaient reconnu la véritable destination de ces monuments, qui s'étendaient sur une longueur de vingt-cinq à trente lieues ; et comment en douter, aujourd'hui qu'on a trouvé le cercueil, le nom et probablement les os de l'un des rois qui les ont fait construire ? "Rien, dit M. Ampère, n'est plus conforme aux idées de tous les peuples que d'élever une montagne artificielle sur la dépouille d'un mort célèbre. Tantôt c'est un amas de terre, une véritable colline ; tantôt on construit l'image de la colline en pierre. On arrive ainsi, par des transitions insensibles, du tertre conique des montagnes de l'Écosse, des vallées scandinaves, de la plaine de Troie ou des rives de l'Ohio, aux tombeaux des rois lydiens, aux topas de l'Inde et aux pyramides d'Égypte."
Suivant Hérodote, la plus grande des trois pyramides n'avait pas coûté moins de vingt années de travail. D'après les mesures prises par les savants de l'expédition d'Égypte, sa hauteur, quand elle était encore intacte, était de 450 pieds ou 152 mètres ; c'est à peu près le double de la hauteur des tours de Notre-Dame de Paris. La base est longue de 232 m,75. Sauf un petit nombre de chambres, deux couloirs et deux étroits soupiraux, la pyramide est entièrement pleine. Les pierres dont elle se compose forment une masse véritablement effrayante d'environ 75 millions de pieds cubes,qui pourrait fournir les matériaux d'un mur haut de 6 pieds et long de 1000 lieues. On entre dans la grande pyramide du côté du nord par un corridor qui descend d'abord, puis remonte et conduit à la salle qu'on nomme la chambre du Roi. Cette chambre est placée au centre de la pyramide ; elle est oblongue et d'environ 132 pieds (*) de long sur 16 pieds de large. Elle est construite en granit. Cinq chambres plus basses sont placées au-dessus de la chambre du Roi ; après les avoir visitées, on redescend la pente qu'on a gravie, on retrouve le corridor par lequel on est entré, et en suivant une nouvelle galerie, on arrive dans une autre chambre placée presque au-dessous de la première et qu'on appelle chambre de la Reine. Plus bas est une autre chambre encore taillée dans le roc.
Telle est la disposition de la grande pyramide. Ce qu'il y a de plus remarquable peut-être, c'est la parfaite orientation de ce monument. Ses quatre faces regardent exactement les quatre points cardinaux. La disposition des deux autres pyramides est analogue ; seulement leur maçonnerie n'offre aucun vide, et les chambres qu'elles renferment sont taillées dans le roc. La seconde diffère par sa hauteur de la première ; cette différence est rendue plus sensible par l'élévation du rocher sur lequel la première est assise ; sa construction intérieure est loin aussi d'égaler en beauté celle de la grande pyramide. La troisième n'atteint pas en hauteur le tiers de la première, mais elle est plus ornée ; et ce qui donne à cette pyramide un immense intérêt, c'est qu'on y a trouvé le cercueil en bois du roi Mycérinus par qui elle fut construite. On n'a pas trouvé dans les deux autres les tombeaux des rois qui passent pour leurs fondateurs. Peut-être ces pharaons, si odieux à leurs peuples, comme l'atteste Hérodote, ont-ils été arrachés de leurs tombes, et, selon l'expression de Bossuet, "n'ont pas joui de leur sépulcre".

(*) Michel Michel me fait remarquer que l'auteur a dû "se planter" et qu'il faudrait plutôt lire "32 pieds". Merci à Michel pour ce rectificatif.

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