mardi 15 décembre 2009

Une suggestion d'Eusèbe de Salle (XIXe s.) : "sacrifier" une pyramide pour mieux comprendre les autres

Étrange récit en vérité que celui d'Eusèbe de Salle(s) (1796 ou 1798-1872), qui fut premier interprète de l'armée d'Afrique, professeur de l'École royale et spéciale des langues orientales vivantes, membre de la Société asiatique.

Dans son livre Pérégrinations en Orient ou Voyage pittoresque, historique et politique en Égypte, Nubie, Syrie, Turquie, Grèce pendant les années 1837-38-39, tome 1, 1840, on remarquera tout d'abord l'audacieuse comparaison proposée par un auteur arabe (que je n'ai pas pu identifier) et qu'il reprend à son compte : les pyramides sont les "mamelles" du gigantesque ventre d'une vache qui se prélasse dans la campagne nilotique.
On notera surtout cette proposition qui, fort heureusement, n'a pas trouvé d'écho dans les hautes sphères de l'archéologie égyptienne : démolir une pyramide (laquelle ?) pour mieux examiner ce qu'elle a dans les entrailles et ainsi mieux comprendre la structure des autres pyramides.
Une question enfin que suggère la lecture de ce texte : comment fait-on pour observer les étoiles... au fond d'une galerie ?


Tout-à-coup le Nil tournant à gauche, les pyramides doublent de largeur en vous présentant deux de leurs faces. Alors leur masse vous frappe ; alors vous cherchez quelque comparaison digne du sujet, et malheureusement le sujet a été défloré par beaucoup de prédécesseurs dont les rapprochements vous paraissent toujours insuffisants. Le moins connu est celui d'un auteur arabe, continuateur de la métaphore qui appela Ventre de la vache la pointe méridionale du Delta. Les deux grandes constructions de Chœops et Kephren se présentent toujours groupées. L'Arabe a supposé que la plaine qui environne le Caire fut le ventre d'une vache gigantesque renversée un pied au Mokattam et l'autre à la chaîne lybique. Les pyramides représenteraient les mamelles.
(...) Du haut du plateau lybique, les pyramides nous fascinent comme d'immenses dragons ; subjugués par le charme, nous n'aurons de repos que nous ne nous soyons approchés d'elles, que nous n'ayons été absorbés par leurs bouches de marbre, que nous n'ayons circulé dans leurs entrailles de granit !
(...) Il me semble que les voyageurs et les savants qui ont décrit l'aspect extérieur des pyramides n'ont pas assez insisté sur cette physionomie de ruine qu'offrent toutes leurs faces. Quand même les anciens ne nous auraient pas parlé de revêtements en pierre ou en granit ; quand même nous ne saurions pas que tout le moyen-âge sarrazin a exploité ces revêtements pour en faire de la chaux, pour en bâtir des édifices. Quand même le revêtement du sommet de la seconde pyramide, celui de la base de la troisième ne seraient pas encore subsistants pour appuyer nos inductions, l'inégalité des assises, les déchirements de leur profil, l'aspect rugueux et irrégulier de l'ensemble suffiraient pour nous faire affirmer que tout ce désordre a dû porter autrefois quelque chose de régulier et de symétrique ; que tous ces ulcères saignants et sanieux ne sont que le dessous d'une solide et magnifique enveloppe lentement soulevée par le temps, violemment arrachée par la barbarie. Les travaux récents faits à la base de la grande pyramide sous l'entrée de la galerie, ont amplement confirmé cette conjecture.
Le rocher qui fut aplani comme point de départ des assises est définitivement découvert sur une assez large étendue de terrain, ainsi qu'un dallage qui précédait la première assise, et probablement portait un socle ou stylobate. On a pu, de nouveau, constater le soin minutieux avec lequel les pierres étaient appareillées et enclavées de façon à rendre l'extérieur inattaquable aux hommes et aux éléments. Dieu merci, l'accusation de grossièreté, l'idée de pierres entassées sans ordre, est encore bien loin des savants si le peuple la répète encore. Notre vanité gauloise trouverait son compte à ce que les Druides, au lieu de lever une grosse pierre brute, ou d'en assembler deux ou trois, eussent bâti des masses si savamment orientées ; creusé le granit en couloirs, en chambres, en galeries, en sarcophages ou en cuves d'ablution ; l'eussent taillé et appareillé comme ne sait plus le faire l'industrie moderne ! Le tort le plus réel qu'aient eu les prêtres de Thèbes et de Memphis, en travaillant pour une postérité si reculée, c'est de ne pas avoir assez pensé à l'altération de ses langues, au changement de ses idées. De ne pas avoir écrit plus lisiblement le mot de ces colossales énigmes qui devaient parvenir jusqu'à elle, et que son impatience et son dépit risquaient d'interpréter par le mépris ! Les Égyptiens sont les pères véritables de l'astronomie des Grecs, de leur géométrie, de leur architecture, de leur philosophie. Avec de pareils titres, l'hypothèse la plus magnifique, sur un de leurs plus grands monuments, sera toujours la plus vraisemblable.
Qu'on serait heureux d'y reconnaître l'œuvre de savants qui auraient ainsi fabriqué le calendrier le plus complet, le plus exact, le plus durable ! Quoi de plus simple, dans une organisation sociale si bien tissue, que de mêler la royauté, la religion, le respect des tombeaux à toute cette science ! Aussi, avec quelle émotion n'ai-je pas rêvé au fond de cette galerie inclinée à vingt-neuf degrés, que jadis, à cette même place, avant de s'endormir pour toujours dans son cercueil de granit, un prêtre, un Pharaon peut-être, avait observé les étoiles du pôle pivotant autour de l'étoile immobile ! En sortant, l'agencement des grandes pierres de la porte m'a chagriné. Demaillet (1) a prouvé que la galerie était bouchée ; d'autres ont trouvé trace de grandes dalles de granit coulées obliquement en manière de herse. Il n'est guère possible de douter que le revêtement extérieur était sans ouverture ; ces clôtures auraient-elles été appliquées après que la science eût fini ses découvertes ? après la mort des rois ou des prêtres savants ? Faible ressource contre les doutes qui m'ont assailli et presque fait regretter que les pyramides fussent si loin de la rivière. Cela seul a sauvé celle que le pacha voulait démolir pour les travaux du barrage du Nil.
On cria beaucoup à la seule pensée de ce sacrilège. Qu'on se rassure, cette carrière où Saladin et tant d'autres ont déjà beaucoup trop puisé est trop éloignée et plus dispendieuse que le Mokattam. Aidé maintenant du chemin de fer de Toura, le Mokattam sera seul exploité. Mais quand on songe au nombre et à la hauteur des problèmes scientifiques que la fabrique d'une pyramide renferme, n'est-il pas désirable que cette fabrique soit étudiée même en sacrifiant une pyramide ?

Photo Marc Chartier
Pendant que les maçons auraient extrait la pierre, les architectes, les antiquaires européens, toujours domiciliés dans les environs, auraient relevé jour par jour les plans, coupes et élévations ; auraient retrouvé tous les couloirs, toutes les chambres, tous les puits, décrit leurs directions, reconnu leurs attenances, signalé la pose et la taille de leurs pierres. Au bout de ces observations et des conclusions qu'elles auraient motivées, si la seconde pyramide avait péri, la première eût subsisté avec une valeur double, et l'on n'eût plus risqué, comme on risque encore chaque jour, de l'endommager elle-même, et les monuments voisins, par des recherches qui ne procèdent que par hypothèses et tâtonnements.

(1) il faut lire sans doute : De Maillet

Aucun commentaire: