mercredi 3 février 2010

"Il me paraît démontré que la pyramide était revêtue d'un parement en marbre précieux qui ne disparut totalement qu'après le douzième siècle" (A.-J. Letronne - XIXe s.)

Dans un ouvrage, édité en 1814, où il présentait le De Mensura Orbis Terrae, du moine géographe irlandais Dicuil (VIIIe-IXe s) - Recherches géographiques et critiques sur le livre De Mensura Orbis Terrae, composé en Irlande au début du neuvième siècle, par Dicuil, l'archéologue français Antoine-Jean Letronne (1787-1848) publia une longue digression sous le titre "Recherches sur la dégradation successive de la Grande Pyramide".
Celui qui fut qualifié de son vivant vir immortalis et dont Niebhur dira qu'il valait à lui seul une académie, se propose, dans ce développement, d'examiner l'évolution, telle que décrite par des auteurs d'époques différentes, de la surface de la plate-forme au sommet de la Grande Pyramide, en mettant en regard les mesures de la pyramide effectuées par Nouet, membre de l'Expédition d'Égypte. Une telle comparaison lui permet d'affirmer :"Si (...) les mesures de la plate-forme semblent diminuer constamment, en proportion de l'ancienneté des voyageurs qui auront fourni chacune d'elles, on ne peut s'empêcher de reconnaître un abaissement progressif qui, dès lors, est soumis au calcul, et dont la cause ne sera pas difficile à trouver."
La cause ? Il s'agit évidemment de la dégradation de la pyramide, par l'enlèvement du revêtement dont Letronne affirme qu'il était en "marbre précieux", de 2,7 m de largeur.


A.-J. Letronne - Lithographie de Julien Leopold Boilly (Wikimedia commons)
Je reviens sur mes pas pour faire remarquer un passage de la description des pyramides par Fidelis (*); il m'a suggéré une hypothèse qui peut servir à éclaircir plusieurs faits relatifs à la construction d'un monument sur lequel on a beaucoup écrit, de la pyramide de Chéops. On se souvient que la narration du moine Fidelis renferme des détails extrêmement précieux et exacts, mêlés à d'autres faits altérés par l'ignorance. Ces derniers ne doivent point diminuer la confiance que nous devons aux premiers. Dicuil dit Illa (sc. horrea) in fine sublimitatis quasi gracile acumen habent. En rapprochant ce passage de celui-ci d'Ammien Marcellin : Ab imo latissimae, in summitates acutissimas desinentes et [d'un] autre de Philon de Byzance (...), je me suis demandé s'il fallait seulement voir dans ces passages l'expression de l'effet produit par la perspective, ou bien s'ils ne feraient point entendre que la pyramide de Chéops, que Philon désigne particulièrement, était plus pointue et par conséquent plus haute autrefois qu'à présent ; car on sait que cette pyramide est tronquée au sommet et est terminée par une plate-forme dont les côtés ont, selon M. Nouet, 9m90, et la diagonale est de 13m97.
Pour résoudre cette question, il s'agirait de savoir si cette plate-forme a toujours existé dans le même état. Plusieurs savants ont soutenu l'affirmative. Le P. Vansleb va même jusqu'à prétendre avoir vu les trous dans lesquels entraient les piédestaux des statues qui devaient la surmonter ; M. de Brèves dit à peu près la même chose.
Je crois cependant avoir acquis la preuve du contraire ; il ne m'a pas même paru impossible d'évaluer assez rigoureusement la proportion selon laquelle la plate-forme supérieure s'est élargie, et en conséquence abaissée successivement.
Il ne faut pas s'étonner que cette question n'ait été discutée dans aucun des ouvrages qui traitent des pyramides : elle exigeait quelques données, qu'on ne possède que depuis peu de temps. Il fallait nécessairement avoir les dimensions exactes de la pyramide : or, l'on ne pouvait compter sur aucune mesure certaine, avant que M. Nouet, par une suite d'opérations trigonométriques fort délicates, n'eût trouvé, 1°. la base de 227m25 ; 2°. la hauteur perpendiculaire jusqu'à la plate-forme, de 136m95 ; 3°. l'inclinaison, des faces sur le plan de 51° 33' 44" ; 4°. la largeur de la plate-forme supérieure de 9m90 ; il s'ensuit que les arêtes, en supposant que la pyramide ait été terminée, devaient se réunir à 143m18 au-dessus du sol, ou à 6m23 au-dessus de la plate-forme actuelle.
Avec le secours de données aussi précises, on pourrait retrouver les divers éléments de la pyramide à telle ou telle époque, si les différents auteurs nous fournissaient une mesure perpendiculaire sur laquelle on pût compter ; mais il n'en existe aucune. Greaves, le seul qui eût mis dans ses travaux une sorte d'exactitude et de précision, s'était sensiblement trompé. Pour éviter tous les tâtonnements, il importe donc, en lisant les auteurs, d'abandonner cette mesure perpendiculaire, que, dans tous les temps, il a été si difficile de connaître, et de s'attacher principalement à une autre dimension facile à déterminer exactement, et d'une nature telle qu'en y appliquant les renseignements fournis par M. Nouet, on parvienne à la solution du problème.
Cette dimension, je la trouve dans la plate-forme supérieure. Comme cette plate-forme n'offre qu'une très petite étendue, il a toujours été très facile de la mesurer avec exactitude, dès qu'on a pu arriver au sommet ; car il n'est pas besoin alors de procédés trigonométriques qui exigent des opérations suivies ; l'homme le plus ignorant, un cordeau ou une canne à la main, la mesurera aussi précisément qu'on peut le désirer. Ainsi, toutes les fois qu'un voyageur donne une mesure de cette plate-forme, on peut regarder cette mesure comme suffisamment exacte ; et puisque la largeur de la plate-forme augmente en raison inverse de la hauteur de la pyramide, selon une proportion que la trigonométrie fait connaître, on voit que, connaissant la plate-forme, on peut, au moyen des éléments trouvés par M. Nouet, déterminer la hauteur perpendiculaire, et, vice versa, connaissant la hauteur, déterminer la largeur de la plate-forme.
Cela posé, il ne s'agit donc plus que de chercher quelle était, à différentes époques, la largeur de cette plate-forme. Si cette dimension se trouve la même chez les auteurs de tous les âges, on en conclura que la hauteur n'a pas sensiblement varié. Si au contraire les mesures de la plate-forme semblent diminuer constamment, en proportion de l'ancienneté des voyageurs qui auront fourni chacune d'elles, on ne peut s'empêcher de reconnaître un abaissement progressif qui, dès lors, est soumis au calcul, et dont la cause ne sera pas difficile à trouver.
(...) [Après avoir rappelé les mesures de la plate-forme sommitale effectuées par Richard Pococke en 1738, Corneille-le-Bruyn en 1675, Monconnys en 1647, Greaves en 1638 et César Lambert en 1628, Letronne conclut :]   en remontant de 1799 à 1638, on voit tous les auteurs s'accorder sur l'élargissement progressif de la plate-forme : d'où résulte la preuve mathématique que la pyramide a baissé, de siècle en siècle, dans cette proportion :

[Puis, comparant ces mesures avec les affirmations des auteurs arabes, notamment Abd-al-Latîf, il constate qu'au douzième siècle, 600 ans avant Greaves, la pyramide de Khéops était plus plus large de 1m366, "tandis que la théorie démontre qu'elle dût être beaucoup plus étroite". D'où cette deuxième conclusion :] Il y a ici une contradiction tellement manifeste qu'il faudrait reconnaître une erreur considérable dans la mesure d'Abd-Allatif, s'il n'était pas certain que le problème se complique dès à présent d'un élément nouveau.
Il est maintenant hors de doute que la grande pyramide était autrefois revêtue d'un parement en marbre. Tout ce qu'on sait de sa disposition, c'est qu'il formait une surface unie et glissante, comme le prouvent un passage de Pline, plusieurs fois rapporté, et un autre de Philon de Byzance, bien plus positif. De quelle manière était-il appliqué sur les gradins du noyau ? Voilà ce qui est encore incertain. L'opinion la plus probable est qu'il consistait en prismes rectangles qui remplissaient l'intervalle des gradins ; encore un excellent juge convient-il que cette disposition n'est pas d'une solidité qui réponde à l'idée qu'on se fait du goût des Égyptiens dans ces sortes de travaux.
Les recherches précieuses de deux membres de la commission d'Égypte paraissent prêter à une théorie nouvelle que ces savants ne manqueront pas de développer, mais dont il ne nous est encore permis que d'entrevoir la possibilité, d'après l'indication sommaire qu'en a donnée M. Girard, en ces termes :"Après avoir fait enlever les décombres dont le sol était couvert aux deux extrémités de la face septentrionale, on reconnut que la surface du rocher avait été dressée de niveau à ces extrémités, et qu'on l'avait creusée d'environ 0m2, pour y former une espèce d'encastrement dans lequel les pierres angulaires de l'assise inférieure du revêtement furent posées. Ces pierres ont été déplacées ; mais l'espèce de mortaise qui les recevait est d'une conservation parfaite. Les angles de la première assise, ainsi fixées d'une manière inébranlable, servirent à régler la pose des pierres intermédiaires de la même assise. Quand celle-ci fut arasée, on suivit le même procédé pour la pose de l'assise suivante, c. à. d. qu'on établit les pierres angulaires dans des mortaises pratiquées sur la première, et ainsi de suite jusqu'au sommet de l'édifice. Par cette disposition, les pierres qui constituaient chacune des quatre arêtes, retenaient comme encaissées toutes les assises horizontales du parement : ce qui a forcé de les briser avec des coins quand on a voulu les enlever."
Telle est l'hypothèse des savants membres de la commission ; il faut maintenant savoir quelle est la largeur de l'encastrement, pour en conclure celle du revêtement. Or, MM. Coutelle et Lepère ont trouvé la base totale, en comptant l'encastrement, de 232m6678 ; et comme M. Nouet avait trouvé 227m25 entre les extrémités apparentes des assises, on voit que l'épaisseur du revêtement a dû être de 2m7089. Il en résulterait que les arêtes du parement devaient se réunir à 143m592 de hauteur perpendiculaire, c. à. d. 3m412 au-dessus du sommet du noyau, ou 9m642 au-dessus de la plate-forme actuelle.
Cette largeur, conclue de la mesure de MM. Coutelle et Lepère, prouve que le revêtement était composé non de prismes rectangles, mais de parallélogrammes réguliers, longs de 2m7, placés sur les gradins du noyau, et dont les angles extérieurs qu'on avait ménagés pour servir à l'érection des pierres furent ensuite abattus (1). Comme tous ces parallélogrammes s'encastraient les uns dans les autres, de bas en haut, ils formaient un tout tellement lié que l'enlèvement d'une seule pierre devenait impossible ailleurs qu'au sommet. Ce serait là, il faut en convenir, un ouvrage digne du génie patient des Égyptiens, et tout à fait conforme au caractère de solidité que portent leurs travaux ; ouvrage plus étonnant que la pyramide elle-même, puisque l'idée première suppose autant de coup-d'oeil et de savoir, que l'exécution a demandé de précision et de soin.
J'avoue que l'imagination s'étonne de la quantité de marbre nécessaire pour la construction d'un tel ouvrage. On a peine à se persuader que les Égyptiens aient pu prodiguer à ce point une matière qu'ils étaient obligés d'aller chercher dans les montagnes voisines du golfe arabique.
Mais le merveilleux de cette construction n'est pas un motif suffisant pour en faire rejeter la possibilité. Malgré les recherches les plus opiniâtres des savants modernes, malgré les hypothèses les plus hardies, et, si l'on veut, les plus ingénieuses, nous ignorons encore la véritable destination des pyramides. Qui pourra jamais décider si ce sont des monuments sépulcraux, scientifiques ou religieux, des tombeaux de rois, des observatoires astronomiques, des témoins muets de l'ancien culte du soleil, ou des monuments destinés à transmettre le souvenir des révolutions du globe en conservant les archives des peuples ? Tout semble nous avertir que nous devons, à cet égard, nous résigner à une éternelle ignorance. Comment donc se faire une idée juste de l'importance que les Égyptiens avaient attachée aux pyramides, dont la destination est inconnue ? Ne serait-il pas téméraire de prétendre préjuger quelque chose sur la possibilité des dépenses ou des travaux que leur construction a pu entraîner ? Et ne devons-nous pas nous contenter de rapprocher les faits épars, de les combiner, de les comparer avec eux-mêmes pour en tirer les conséquences qui en découlent naturellement ?
Or ce qu'il y a de bien certain, c'est que les Égyptiens avaient apporté à la construction du revêtement de la plus grande des pyramides un soin extraordinaire. La preuve en est dans la description qu'en a faite un auteur alexandrin, Philon de Byzance, dont le témoignage est ici d'un très grand poids. Cet auteur nous apprend que les Égyptiens avaient employé à la construction de cet ouvrage les matériaux les plus précieux, tels que le porphyre, le marbre blanc, le basalte, le granit, le verde antico disposés de manière à former des zones de plusieurs couleurs, plus ou moins larges, qui, de loin, devaient donner à cet immense édifice l'aspect varié du Campanile de Florence.
D'après ce témoignage formel d'un témoin oculaire, serait-il d'une bonne critique de rejeter l'idée qu'un revêtement construit avec un luxe si prodigieux, avait 2m7 de largeur (8p. 3p.), par la raison unique qu'il aurait entraîné trop de dépense ? En effet, d'un côté, nous ne savons pas tout ce que la recherche de la solidité dans un ouvrage de cette importance pouvait imposer de sacrifices aux rois d'Égypte ; et de l'autre, le passage de Philon de Byzance ne permet pas de fixer la limite où s'arrêtait la puissance de leur volonté.
(...) Enfin, le plus ancien témoignage est celui de Diodore de Sicile. Selon cet historien, la largeur de la plate-forme est de 6 coudées qui équivalent à 3m163, c.à.d. 0m922 de moins qu'au temps de Pline : donc la hauteur devait être en plus de 0m.606, ce qui est l'épaisseur moyenne d'une assise. Il résulte de toutes ces recherches, la table suivante :

Ainsi, dans l'espace de dix-huit siècles, la pyramide a baissé de 7m65.
Une chose étonnera peut-être dans cette table, c'est que la pyramide qui n'a baissé que de 0m814 pendant onze siècles, entre Pline et Abd-Allatif, ait baissé de 2m548 pendant les cinq siècles écoulés entre Abd-Allatif et Greaves. Il est facile d'expliquer cette difficulté. On se souvient que le revêtement uni existait encore au douzième siècle, de sorte que l'ascension de la pyramide, fort difficile et dangereuse, n'avait pu jusqu'alors être exécutée que par des hommes habitués à cet exercice, ainsi que le démontrent les passages de Pline, d'Abd-Allatif et d'Abdoul-Ryhan ; il y aurait même lieu de croire qu'on ne parvenait au sommet qu'au moyen de quelques saillies qu'on avait ménagées à dessein, comme on a fait en occident aux aiguilles des clochers gothiques, sur lesquelles on ne peut monter qu'en dehors. C'est cette difficulté même qui aura conservé pendant si longtemps le sommet de la pyramide ; mais aussitôt après que le revêtement eut été enlevé, chacun put y monter avec facilité : les dégradations commencèrent et la pyramide baissa plus rapidement.
On demandera peut-être si la pyramide a jamais été plus haute que 144m6 (hauteur au temps de Diodore), et si la plate-forme a eu moins que 3m162 de largeur : c'est ce qu'il est impossible de savoir. Quant à moi, je crois que Diodore nous a réprésenté l'état primitif du monument, soit qu'il l'ait vu tel, soit que les mesures qu'il a données lui ayant été fournies par les prêtres, appartiennent en conséquence à une époque plus reculée. On ne voit pas quelle raison aurait eue l'architecte pour réunir tout à fait les angles ; d'ailleurs il est extrêmement probable qu'il en a été des pyramides de Memphis, comme de celles du lac Mœris, au sommet desquelles on avait placé une statue. Elles ont pu être surmontées d'un gnomon si ce sont des monuments astronomiques, ou de la statue du Dieu suprême, si elles ont été élevées dans un but religieux.
Quoi qu'il en soit, et de leur destination qu'on ignorera toujours, et de leur état primitif que les recherches précédentes me semblent propres à faire deviner, il me paraît démontré que la pyramide était revêtue d'un parement en marbre précieux qui ne disparut totalement qu'après le douzième siècle. Cela n'empêche pas qu'on ne pût pénétrer dans l'intérieur dès le huitième siècle, comme le dit Denys de Telmahre ; et il est même très probable, ainsi que le pensait M. de Sacy, que l'ouverture de la pyramide est antérieure au règne d'Al-Mamoun : car le canal qui conduit à la chambre carrée était bien connu de Strabon, puisqu'il dit :"Parmi ces pyramides, il y en a trois plus remarquables que les autres, deux desquelles sont mises au nombre des sept merveilles du monde ; en effet, la hauteur de ces monuments de forme carrée est d'un stade, hauteur qui excède un peu la longueur de la base de chacun des côtés. Elles ne sont point tout à fait d'égale grandeur ; la plus grande a environ vers le milieu de la hauteur de ses côtés une pierre mobile : lorsqu'on l'enlève, on pénètre dans un canal tortueux qui conduit jusqu'au lieu où est le tombeau."
D'après ce qui a été dit plus haut, on peut présumer que le lithos exairesimos de la pyramide était un quartier de marbre faisant partie eu revêtement ; on l'enlevait et on le remettait à volonté, comme celui du trésor de Rhampsinit : il est donc extrêmement probable que dès l'arrivée des Arabes, et peut-être même avant cette époque, quelque gouverneur curieux ou avide désirant voir l'intérieur de la pyramide, ou espérant y découvrir des richesses, fit enlever la pierre, et négligea de la faire remettre lorsqu'il se fut aperçu qu'il n'y avait rien ni à prendre ni à garder. C'est à compter de ce moment que la pyramide dut rester ouverte.

(*) Je manque pour l'instant d'informations sur ce moine et ses écrits. Je me propose d'effectuer des recherches qui, si elles aboutissent, seront évidemment publiées sur ce blog. (MC)
1) (...) Je pense qu'on s'était contenté de poser les parallélogrammes de marbre sur les gradins du noyau, en ménageant les saillies, afin de s'en servir comme de points d'appui pour les échafauds. Lorsque tout fut terminé, on y mit la dernière main en abattant toutes les saillies ; opération qu'on a nécessairement commencée par le haut  et continuée de proche jusqu'à la dernière assise inférieure. (note de l'auteur)

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