lundi 15 février 2010

Les divergences des "antiquaires" sur les pyramides d'Égypte, vues par Louis Reybaud (XIXe s.)

Il fut un temps où l'on partageait, sur l'interprétation des pyramides de Guizeh, plus d'incertitudes que de certitudes. C'est ce qui ressort de la lecture, entre autres références, de l'Histoire scientifique et militaire de l'expédition française en Égypte, tome I, 1830-1836, de Louis Reybaud (1799-1879), plus connu sans doute pour son personnage satirique de Paturot "à la recherche d'une position sociale" ou "à la recherche de la meilleure des républiques", que pour ses ouvrages sur les grands voyageurs.
Comme on pouvait s'y attendre, l'ombre des sempiternels Hérodote et Diodore de Sicile plane toujours sur les travaux de recherche, notamment ceux, comme ici, découlant des découvertes faites lors de la Campagne d'Égypte.
Au rayon des certitudes "incontestables" - à tort ou à raison -, figure, selon Louis Reybaud, l'origine des matériaux ayant été utilisés pour la construction des pyramides, quitte à faire l'impasse sur les carrières immédiatement à portée de main, sur le plateau même de Guizeh.
Par contre, le flou généralisé est de mise lorsqu'il s'agit de l'origine, de la destination et de la violation des pyramides. De surcroît, certains auteurs arabes, "avec leur exagération ordinaire", viennent bigrement brouiller les cartes. Alors, qui croire ? À quelle source se fier ?
On ne manquera pas de noter, sur fond de généreux "Il ne faut jamais, en fait de mœurs et d'usages, juger par comparaison", la résolution moins péremptoire du journaliste Louis Reybaud : "Tant qu'une certitude contraire ne sera pas acquise, il est plus naturel de croire avec le vulgaire qu'environ douze cents ans avant Jésus-Christ, Chéops et ses successeurs ont élevé à grands frais ces pyramides pour leur servir d'asiles funéraires."
Enfin, pour la bonne bouche, je vous recommande une attention particulière à l'histoire de Cendrillon, dans sa version "pyramidale". Un zeste de tendre poésie dans ce monde de (pierres) brutes, qui s'en plaindra ?


À quelques lieues du Caire et près des ruines de Memphis se trouvaient des monuments qui devaient stimuler avant tout la curiosité d'une société savante. Les Pyramides, colosses mystérieux, semblaient garder pour l'Europe une énigme à pénétrer.
Depuis l'arrivée au Caire, une foule de visiteurs se pressait chaque jour autour de leur base, et l'admiration usée par l'habitude était devenue banale. Le champ restait libre à la science : elle pouvait, plus isolée du vulgaire, mesurer avec un sang-froid mathématique ces créations gigantesques, interroger leurs profondeurs, et leur demander compte de leur existence. Pour atteindre ce but, souvent aux premières lueurs de l'aube, un groupe de géomètres, de naturalistes et de physiciens, traversait le Nil au Vieux-Caire, et se dirigeait vers la lisière sablonneuse du désert.
(...) Les savants, jaloux de mettre à profit leur excursion, mesuraient l'extérieur des Pyramides, ou visitaient leurs chambres intérieures. Nous allons, fidèles à notre cadre, analyser leurs travaux, en les coordonnant avec les explorations antérieures et les recherches plus récentes.
Parmi les pyramides qui s'élèvent au sud-est de Gizéh, on en compte quatre plus importantes que les autres. Elles sont presque sur une ligne diagonale, distantes les unes des autres d'environ cinq cents pas : leurs quatre faces répondent aux quatre points cardinaux. Deux d'entre elles sont surtout remarquables par leur masse et leur prodigieuse élévation. La plus septentrionale est la seule qui soit ouverte. Ses abords sont obstrués par des monticules de sable et de décombres qui servent de chemin pour parvenir à l'entrée, située à quarante pieds de la base. Cette entrée regarde le nord, et se trouve au niveau de la quinzième assise.
Pour pénétrer dans l'intérieur du monument, il faut, armé de flambeaux et de torches, se laisser glisser dans une galerie étroite et rapide qui semble précipiter les visiteurs dans les entrailles de la terre, puis remontant par une rampe raide et ascendante, on arrive avec peine sur un palier horizontal. Tous ces canaux souterrains sont en pierres calcaires tirées des carrières de Gebel-Torrah, parfaitement unies et appareillées. Comme tous n'ont que trois pieds et demi de hauteur, ils obligent à ramper courbé, et rendent à l'intérieur la marche très fatigante. À l'entrée de la galerie horizontale se trouve un puits de deux cents pieds de profondeur sur deux pieds de large, et taillé entièrement dans le roc. Plus loin, et sur le même plan, on arrive par un corridor toujours étroit et bas à la Chambre dite de la Reine. Cette pièce construite en pierres calcaires est totalement dégarnie, sans ornements, ni inscriptions, ni corniches. Elle a dix-huit pieds de long sur seize de large et dix-neuf de hauteur. Sortant de cette chambre, on trouve au bout du palier horizontal la continuation de la rampe ascendante, qui se développe alors plus haute et plus spacieuse, mais aussi plus rapide et plus pénible à gravir. Ses deux côtés sont garnis de banquettes en pierre parsemées de trous. Cette rampe conduit à un second palier, et là tout annonce qu'on va voir la pièce mystérieuse du monument. Une clôture compliquée dans sa construction, et qui porte des marques d'une ouverture violente, mène dans la Chambre dite du Roi, sanctuaire pygmée quand on le compare à l'édifice géant. Cette chambre est un parallélogramme de trente-deux pieds de long sur seize de large et dix-huit de hauteur. Elle est construite en larges blocs de granit d'un poli admirable. Sept pierres énormes traversant d'un mur à l'autre en forment le plafond. Un sarcophage en beau granit est placé du nord au sud : vide et sans ornement, on voit qu'il a été violé par la main des hommes, et que son couvercle a été arraché. Voilà tout ce qu'on retrouve de nos jours dans ces monuments. Pour arriver à un si mince résultat, le visiteur est obligé d'aspirer pendant une heure entière un air rare et méphitique, de se débattre contre des nuées de chauves-souris qui, se jetant sur les flambeaux, étourdissent les curieux par le sifflement de leurs pattes ailées, et les suffoquent par leurs exhalaisons piquantes.
D'après les calculs les plus exacts et les plus récents, la grande pyramide compte sept cent seize pieds et demi d'un angle à l'autre de sa base, et quatre cent vingt-huit pieds de hauteur verticale. Cette hauteur a dû être autrefois de quatre cent quarante-neuf pieds, mais la dégradation des assises a tronqué son aiguille supérieure. On compte deux cent trois assises ou gradins de la base au sommet.
Tout porte à croire, d'après l'état des pyramides avoisinantes et le témoignage des anciens, qu'il existait autrefois un revêtement extérieur en pierres granitiques et même en marbre. "La grande pyramide fut revêtue de pierres polies dont la moindre avait trente pieds de long", dit Hérodote.  Selon Diodore de Sicile, on avait fait venir ces marbres des carrières d'Arabie. Mais il est probable que, dans des siècles postérieurs, ces blocs auront été enlevés pour servir à la construction d'autres édifices.
L'aspect de la seconde pyramide confirme cette opinion. Son sommet est revêtu des quatre côtés de granit si bien joint et si poli qu'il forme un glacis inaccessible. Ce second monument intact à sa pointe et situé sur un plateau supérieur paraît plus haut que le premier, quoiqu'il soit réellement moins élevé. Rien n'indique extérieurement que cette pyramide ait été ouverte. Les deux autres, dont la hauteur est successivement moindre, ressemblent entièrement aux premières pour la construction et les matériaux.
Malgré tous les documents que nous ont légués les anciens, et les minutieuses recherches des savants attachés à l'expédition, l'origine de ces monuments est encore problématique. Hérodote nous apprend que "Chéops, roi d'Égypte, fit élever la plus grande, que cent mille Égyptiens relevés tous les trois mois y travaillèrent pendant dix ans, et que sur une de ses faces, on marqua la quantité de raves, d'oignons et d'aulx consommés par les ouvriers". Le même auteur ajoute que "la petite pyramide qui se trouve au milieu des trois fut érigée par la fille de Chéops qui avait exigé que chacun de ceux avec qui elle avait eu commerce lui fît don d'une pierre propre à être employée dans cet ouvrage".
Une autre version, plus fabuleuse encore, nous dit que la belle Rhodope étant arrivée à Naucratis, un aigle enleva un de ses souliers et le laissa tomber dans les plaines de Memphis. Le Pharaon qui régnait alors, à la vue des formes gracieuses de cette chaussure, s'éprit d'amour pour celle à qui elle avait appartenu. Par son ordre, on se mit à la recherche de Rhodope ; il la vit et l'épousa. La belle Grecque, par reconnaissance, fit élever ce monument à la place même où son soulier avait été trouvé.
Ainsi, par un singulier rapprochement, notre vieux conte de Cendrillon se rattacherait à l'existence de l'une des pyramides !
Deux de ces montagnes de main d'hommes furent élevées aussi, suivant Hérodote, par Chephren et Mycérinus, successeurs de Chéops. Diodore de Sicile est moins affirmatif. "Ni les historiens, ni les Égyptiens eux-mêmes, dit cet auteur, ne sont d'accord sur l'article des Pyramides." D'après sa version, ce serait le roi d'Égypte, Chemmis, qui aurait édifié la plus grande. Quant aux autres, il les attribue aux mêmes fondateurs, Chephren et Mycérinus. D'accord avec Hérodote sur plusieurs points, il indique plus formellement que lui la destination de ces monuments. "Ces deux rois les ont fait construire pour leur sépulture." Strabon partage son avis. "À quarante stades de Memphis, dit-il, sont un grand nombre de pyramides, sépultures de rois." Pline se trouve d'accord avec ces diverses autorités sur la prodigieuse quantité d'ouvriers qui travaillèrent à ces monuments.
Au milieu de ces traditions diverses, il est impossible d'affirmer que les Pyramides n'aient été construites que pour servir de tombeaux aux rois d'Égypte. Cependant, si l'on considère la forme intérieure de l'édifice ouvert, ses galeries basses et mystérieuses, ses clôtures en pierres granitiques, ses caveaux étroits, propres tout au plus à loger un mort ; si l'on compare sa construction à celle des monuments funèbres qui l'avoisinent, sa situation dans une lande stérile, près de la plaine des Momies, cimetière de Memphis, on est obligé, au milieu d'hypothèses confuses, d'adopter celle qui semble réunir le plus de probabilités. L'imagination se refuse parfois à croire qu'un homme ait eu assez de pouvoir sur d'autres hommes, pour les forcer pendant vingt ans de leur vie à entasser pierre sur pierre pour lui bâtir un tombeau ; mais il ne faut jamais, en fait de mœurs et d'usages, juger par comparaison. Tous les abus, toutes les tyrannies ont été possibles dans un temps et dans un pays où la royauté était une espèce de sacerdoce. Toutefois, des savants qui veulent à tout prix avoir une opinion neuve sur des matières usées ont donné aux Pyramides diverses autres destinations. Ils ne pouvaient concevoir, en effet, en adoptant la vieille version, tant de stupide obéissance dans un peuple et tant de démence tyrannique dans un souverain. D'après eux, ces monuments ont été tout à la fois votifs et scientifiques. Les uns y ont vu une érection destinée à perpétuer le système géométrique des Égyptiens, les autres des observatoires d'astronomie. À l'appui de ces deux opinions, des faits ont été cités, des remarques minutieuses ont été recueillies, mais elles n'ont jusqu'à présent servi qu'à prouver la vaste érudition de nos modernes antiquaires. Rien de positif, d'incontestable, n'est sorti de la lutte de ces différents systèmes, et, tant qu'une certitude contraire ne sera pas acquise, il est plus naturel de croire avec le vulgaire qu'environ douze cents ans avant Jésus-Christ, Chéops et ses successeurs ont élevé à grands frais ces pyramides pour leur servir d'asiles funéraires.
Plusieurs auteurs arabes leur assignent la même destination, et nous citerons en preuve un fragment curieux emprunté au géographe arabe El-Bakouy, qui écrivait au commencement du quinzième siècle. "Une des choses les plus merveilleuses et les plus remarquables de l'Égypte, dit-il, ce sont les deux grandes pyramides. L'une et l'autre sont bâties de grandes pierres carrées, et leur hauteur est de trois cent dix-sept coudées (cinq cent quarante-huit pieds un pouce neuf lignes). Les quatre faces, qui vont en se rétrécissant vers le haut, sont égales l'une à l'autre, et leur largeur à la base est de quatre cent soixante coudées (sept cent quatre-vingt-quinze pieds cinq pouces). On assure qu'autrefois les Pyramides étaient couvertes de diverses sculptures, et même qu'on y lisait une inscription qui portait que la construction de ces monuments attestait la puissance de la nation égyptienne ; et qu'il était plus facile aux hommes de les détruire que d'en élever de semblables. Les traditions nous apprennent que ces pyramides renferment des sépultures, et que l'an 225 de l'hégire du Prophète, sur qui soient les saluts et la bénédiction (839 de l'ère vulgaire), on y trouva un livre écrit en caractères inconnus, que cependant un vieillard du monastère chrétien de Kalmoûn vint à bout de lire et d'interpréter. Ce livre faisait mention des observations célestes faites pour la construction des Pyramides, et d'observations plus anciennes encore, d'après lesquelles, en comparant les différents rapports du ciel avec la terre, on avait trouvé une prédiction portant qu'un jour la terre serait submergée et détruite. En conséquence de cette prédiction, un roi d'Égypte, nommé Sourid, fils de Salhouq, voulut faire construire un tombeau pour lui, et deux autres pour le reste de sa famille. Et lorsque l'on eut examiné et comparé les époques astronomiques consignées dans ce livre, on trouva que depuis la fondation des Pyramides, il s'était écoulé quatre mille trois cent trente-un ans. On rechercha ensuite quel était l'espace de temps écoulé depuis le déluge, et cette période se trouva être de trois mille neuf cent quarante-un ans. Ainsi ce livre fit connaître que les Pyramides avaient été construites trois cent quatre-vingt-dix ans avant le déluge ; mais la vérité de ceci n'est sue que de Dieu et de son Prophète."
Quant à la nature et à l'origine des matériaux qui ont servi à la construction des Pyramides, les auteurs anciens se trouvent là-dessus d'accord avec les plus récents observateurs. Ils se réunissent tous pour affirmer que les pierres calcaires qui les composent ont été extraites de la chaîne arabique du Mokattam, et que les blocs granitiques proviennent des carrières de la Haute-Égypte. De vastes souterrains que l'on trouve aux environs du Caire indiquent assez que des fouilles prodigieuses ont été faites dans les flancs de la montagne, et donnent à cette assertion un caractère d'incontestabilité.
Les mêmes doutes qui accompagnent l'origine des monuments de Chéops se reproduisent quand on veut préciser leur violation. Un seul point paraît prouvé, c'est qu'elle eut lieu sous les khalifes. Les historiens arabes qui en ont parlé l'ont tous fait avec leur exagération ordinaire. Suivant les uns, ce serait le khalife Al-Mâmoun qui, ayant vu les Pyramides, voulut en connaître l'intérieur. Après de longues années de peines et de travaux, il pénétra dans une chambre où se trouvait une statue en pierre renfermant un corps humain qui portait sur sa poitrine un pectoral d'or enrichi de pierreries, et, sur sa tête, une escarboucle de la grosseur d'un œuf, éblouissante comme le soleil, avec des caractères que nul homme ne put lire. D'autres attribuent l'ouverture de la grande pyramide à Haroun-el-Rachid ou à Salah-ed-Dîn ; mais il n'existe aucun accord entre eux ni sur la manière dont on força l'entrée, ni sur les objets que l'on trouva à l'intérieur. D'après leurs écrits, c'est tantôt un réduit mystérieux, espèce de sanctuaire sacerdotal chargé de mystiques inscriptions et de signes cabalistiques ; tantôt ce sont des monument scientifiques ; d'autres fois, enfin, des sépultures royales dont les flancs étaient remplis de momies, et la partie supérieure de statues en pierres éclatantes, de vases d'or et d'instruments de guerre. Dans tous ces récits fabuleux perce l'imagination arabe, écrivant l'histoire d'après les contes qui passaient d'une famille à l'autre, et qui se répétaient dans les veillées. Il est toutefois plus naturel de croire que l'intérieur des Pyramides fut en tout temps nu et dégarni comme on le voit de nos jours, et que la profane cupidité des khalifes demeura trompée par le résultat des fouilles. Cette opinion acquiert un grand degré d'évidence quand on songe que les rois d'Égypte qui les firent élever pour leur sépulture, tenaient par-dessus tout à ce qu'elles fussent inviolables, et qu'ils n'auraient pas voulu par un luxe d'ornements inutiles tenter l'avarice de leurs successeurs. Une seconde preuve non moins convaincante, c'est qu'après une première tentative sur la grande pyramide, les khalifes respectèrent les monuments voisins. Si leur avidité n'avait pas été trompée, si des richesses, des trésors immenses avaient payé leurs efforts, eussent-ils gratuitement renoncé aux dépouilles semblables que leur promettaient les pyramides intactes ?

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