vendredi 19 mars 2010

"Ces monuments fameux [les pyramides d'Égypte] sont vraiment le chef-d'œuvre de l'esprit humain" (Paucton – XVIIIe s.)

La description de la Grande Pyramide, proposée par le mathématicien français Alexis-Jean-Pierre Paucton (1736 ou 1732-1798) dans son ouvrage Métrologie ou Traité des mesures, poids et monnaies des anciens peuples et des modernes (1780) a déjà été présentée dans ce blog. Voir ICI.
Dans sa Dissertation sur les pyramides d'Égypte, par laquelle il termine sa Théorie des lois de la nature, ou la science des causes et des effets (1781), l'auteur se livre à des considérations personnelles à caractère plus philosophique, voire ésotérique, qu'archéologique. Il voit les pyramides comme des relais de mémoire, des lieux d'"utilité publique" où les hommes pourront retrouver le meilleur de la connaissance scientifique et artistique.
Il m'a été difficile de faire un choix dans ces très longs développements, tant les nuances et subtilités de la pensée de l'auteur s'imbriquent les unes dans les autres, au risque de lasser le lecteur. Voici néanmoins ma sélection où, pour la commodité de la lecture, j'ai rétabli, quand c'était nécessaire, l'orthographe actuelle.


Ce fut pour perpétuer à jamais et pour sauver de l'oubli dans les générations futures ces sublimes connaissances, la source inépuisable des choses nécessaires à notre existence et à notre bonheur, le fruit des travaux immenses des plus grands génies, que les peuples érigèrent un monument proportionné à l'importance de l'héritage qu'ils voulaient conserver et faire passer à leurs descendants.
(…) Et comme la nature consiste dans l'action de produire et de détruire, et que rien ne se produit ni ne se détruit, sans force, sans mouvement et sans temps, le fondateur fit ériger au même endroit [que le Sphinx] trois immenses pyramides (a) à bases carrées, un peu inégales en grandeur, formant par leur situation un triangle dont un des angles regarde le Nord, un autre l'Ouest, et le troisième l'Est ; la plus grande située à l'angle du Nord et vers le Delta pour dépeindre l'idée de la force, la seconde située au Sud-Ouest, et distante de la première d'une portée de flèche, pour être le symbole du mouvement, et la troisième située au Sud-Est de la première, et distante de la seconde d'un jet de pierre, pour être l'allégorie du temps, le sphinx [étant] placé entre les deux moindres pyramides.
Ces monuments fameux que les Grecs et les Romains, par ignorance de leur destination, regardaient comme des masses informes de pierres entassées les unes sur les autres sans aucune raison d'utilité réelle, sont vraiment le chef-d'œuvre de l'esprit humain. Ce sont, comme les Arabes en ont constamment conservé la tradition, des livres profonds, écrits en caractères ineffaçables, et sur lesquels , après quatre ou cinq mille ans au moins d'antiquité, le temps qui consume et dévore tout, n'a encore pu avoir de prise, au moins sur l'intérieur qui subsiste dans son entier.

Les principes des sciences et des arts y sont tracés en caractères indélébiles, et le génie qui s'y fait remarquer inspirera à jamais de l'admiration et du respect pour l'homme divin qui en conçut le plan. Le détail et le développement de ces principes fut aussi écrit en caractères qui devaient passer à la postérité, si l'ignorance et le brigandage de peuples inquiets et ambitieux ne les avaient dispersés ou détruits. Tels étaient, Romains, ces obélisques chargés d'écritures sacrées, que vous arrachâtes et que vous transplantâtes pour en orner votre Rome. Les Égyptiens les avaient élevés pour l'utilité publique, au moins la plupart ; vous jugeâtes au contraire que c'était par vanité, et par vanité pure vous leur fîtes traverser les mers à grands frais, et les érigeâtes au milieu de vous, comme pour y être un monument éternel de vos dévaluations.
Dans la construction des pyramides, on mit une attention scrupuleuse à ce qu'elles fixassent pour toujours ce qu'il était nécessaire aux hommes de savoir touchant l'astronomie, les dimensions de la terre et les mesures usuelles dans le commerce et dans la société.
(…) L'étalon des poids et celui des monnaies y étaient aussi certainement et y sont peut-être encore. On dit que lorsque le Calife Al-Ma'moun fit ouvrir cette pyramide, il y trouva dans un vase d'émeraude mille pièces de monnaies fort pesantes. Si cette histoire n'était pas une fable des Arabes, je dirais que ces pièces étaient des étalons des poids et des monnaies ; mais je conjecture que cet étalon doit se retrouver dans le poids du vase prismatique de porphyre qui est en même temps l'étalon des mesures de capacité, ou bien encore dans quelque bloc de marbre renfermé quelque part dans l'intérieur de la pyramide.
(…) la réputation qu'a le premier Hermès d'avoir été le père des sciences en Égypte doit nous faire penser, ou qu'il fut le fondateur de ces pyramides, ou qu'il fut chargé du plan de ce grand monument que des puissances amies de l'humanité firent construire.
(…) La première, la plus belle et la plus septentrionale des trois pyramides est située sur le haut d'une roche qui est dans le désert de sable d'Afrique, à un quart de lieue de distance vers l'Ouest des plaines d'Égypte. La roche s'élève au-dessus du niveau de ces plaines, de 100 pieds géométriques selon Hérodote, et d'environ 100 pieds anglais selon Greaves, mais par une pente douce et facile à monter. La dureté de la roche fait un fondement solide et proportionné à la masse de l'édifice, et elle contribue à l'élévation et à la majesté de l'ouvrage. La base de la pyramide est un carré parfait, ayant sur chaque dimension 800 pieds géométriques. Chacune de ses quatre faces latérales est formée d'un triangle équiangle ou équilatéral, actuellement un peu tronqué, mais de si peu, eu égard à la masse et à l'élévation de la pyramide, qu'on ne s'en aperçoit pas d'en-bas.

(…) Voici (...) ce que semble me dire cette pyramide : "La grandeur prodigieuse du monument que vous voyez en moi, la dureté, la solidité et le choix des matières qui entrent dans ma composition, la justesse et la beauté de mes proportions, l'exposition exacte de mes quatre faces vers les quatre points cardinaux du monde, ma situation sur une roche aride, au milieu des sables et loin de l'habitation des hommes, vous décèlent à la fois un dessein bien grand et bien extraordinaire. Mais cessez d'être étonné. Je suis, avec mes deux compagnes, l'hiéroglyphe du grand principe de la nature ; et c'est parce que la nature est une force et une énergie ordonnée par nombres et par mesures que vous voyez que je suis revêtue et enveloppée de nombres et de mesures.
"Les degrés qui couvrent ma superficie, et que vous jugez bien, par leur excessive hauteur, n'avoir pas été faits pour la commodité de ceux qui par curiosité voudraient monter à mon sommet, représentent la série des nombres naturels, commençant à ce sommet même par l'unité, et allant se perdre dans l'infini avec l'extension de mes faces par le milieu de la terre, que je suis supposée traverser, ainsi que l'abîme ou l'infinité qui est au-delà. Vous trouverez également dans la suite infinie des éléments solides qui me composent, la suite infinie des secondes puissances ou des carrés de ces nombres. Les quatre cotés de ma base et les quatre arêtes de ma hauteur, depuis ma base sur la terre jusqu'à mon sommet, sont couverts chacun par la mesure fiducielle itinéraire prise dans celle d'un degré du méridien terrestre, dont elle est la cinq-centième partie.
"Visitez maintenant mon intérieur, vous y trouverez en entrant des canaux ou des coulisses, par lesquels on a voulu vous peindre la théorie des plans inclinés, et les lois de l'accélération du mouvement dans la chute des corps graves. Ç'a été, par des expériences faites de même sur des plans inclinés, que Galilée a rétabli depuis ces lois qui servent comme de degrés pour parvenir à d'autres connaissances plus profondes. Franchissez donc ces sentiers étroits, et élevez-vous en rampant jusqu'au bord et ce puits sacré, au fond duquel le philosophe Démocrite a dit que la vérité si précieuse et si difficile à trouver, était retirée et cachée. Rendez des grâces et des hommages au génie bienfaisant, à l'ami incomparable de l'humanité qui présida à mon édification, et qui vous parle encore aujourd'hui dans ce lieu silencieux et caché."

(a) Commentaire de l'auteur : Il m'est venu clans la pensée qu'outre ces trois grandes pyramides, il aurait pu y en avoir dans leur voisinage quatre autres moindres, afin qu'ensemble elles complétassent le nombre de sept, pour représenter, comme par autant d'aiguilles ou de conoïdes flammiformes, les sept relations qui constituent la science de la nature ; mais Maillet n'en compte que trois petites situées au midi de la dernière des trois grandes, et placées sur une ligne qui va de l'est à l'ouest. Elles sont entières et méritent d'être estimées par la grandeur des pierres qui les composent ; cependant il ajoute qu'on voit en ce lieu des ruines sans nombre, de manière qu'il serait possible qu'on en eût démoli une, ou que le temps l'eût fait périr.

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