dimanche 28 mars 2010

Les "fameuses pyramides", selon Benoît de Maillet (XVIIe-XVIIIe s.) - 1e partie

J'ai déjà fait place dans ce blog (voir ici) à Benoît de Maillet (1656-1738), gentilhomme lorrain, Consul général du Roi en Égypte et en Toscane, Visiteur général des Échelles du Levant et de Barbarie.
Lors de son séjour au Caire, ce diplomate entreprit des recherches approfondies sur les pyramides du plateau de Guizeh, avec, au compteur de sa curiosité, une quarantaine de visites dans les entrailles de la Grande Pyramide. Il relata ses découvertes en détail dans des mémoires qui furent ensuite mis en forme par l'abbé Le Mascrier dans l'ouvrage, édité en 1735, Description de l'Égypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce pays, sur ses monuments anciens, sur les mœurs, les coutumes et la religion des habitants, sur le gouvernement et le commerce, sur les animaux, les arbres, les plantes, etc., composée sur les Mémoires de M. de Maillet, ancien Consul de France au Caire.
La sixième Lettre de cet ouvrage est entièrement consacrée à une description des "fameuses pyramides".

Illustration extraite de Wikimedia commons
La succession des théories, relatives à la construction de ces merveilles architecturales, qui ont déjà défilé sur mon clavier d'ordinateur, m'incite à revenir sur ce texte essentiel et à vous le présenter dans son intégralité pour qu'il soit ainsi à votre disposition immédiate. Il fera l'objet de plusieurs notes.
Pour commencer, je reprends quelques extraits de la préface de l'ouvrage, par l'abbé Jean-Baptiste Le Mascrier. Elle célèbre - comment en douter ? - la méthode éminemment scientifique du consul, égyptologue avant l'heure. Mais par-delà ces propos élogieux, il n'est pas interdit d'y voir comme un vade-mecum pour tout bon "pyramidologue". Observations scrupuleuses sur le terrain, "courage de s'exposer aux risques de pénétrer jusques dans l'intérieur des pyramides", distance à la fois respectueuse et critique vis-à-vis des opinions ou théories précédemment émises, notamment celles des Anciens, souci d' "orner l'esprit" et de l' "éclairer", "entretenir correspondance avec les personnes les plus éclairées du pays (et) avoir avec elles des entretiens fréquents" (eh oui !), ne pas ménager son temps, percer l' "écorce" des pyramides pour traquer les secrets de leur construction et les desseins des architectes : voilà un vaste et ambitieux programme ! Mais... les pyramides "le valent bien" !
Pour la clarté de la lecture, ici comme dans les notes à venir, j'ai rétabli l'orthographe actuelle quand cela était nécessaire.

Préface de M. l'abbé Le Mascrier
"Plusieurs [voyageurs] ont donné au public diverses relations de l'Égypte. C'est dommage que ces auteurs modernes aient moins pensé à nous instruire qu'à nous plaire. Ils ont visité en courant une vaste région, dont la moindre contrée offre à la curiosité d'un étranger les monuments les plus respectables. Ils ont traversé de grandes villes, plusieurs bourgades. Ils ont eu en passant des entretiens légers avec quelques habitants grossiers du pays. Ils ont vu quelques ruines anciennes, des temples et des palais détruits, des obélisques renversés et des colonnes encore debout. Peut-être se sont-ils donné la peine de prendre les dimensions de quelques-unes ; souvent ils se font contentés des mesures qu'on en avait prises avant eux. Quelques-uns ont eu le courage de s'exposer aux risques de pénétrer jusque dans l'intérieur des pyramides. Ils ont même retenu avec soin les routes embarrassées et ténébreuses qui y conduisent. De ces recherches superficielles ils ont compilé un ouvrage ; et au lieu d'un portrait naturel et fidèle, ils ont donné au public un tissu informe de contes ridicules, ou d'aventures personnelles, capables peut-être d'amuser un instant quiconque ne lit que pour l'amusement, mais peu propres en effet à orner l'esprit et à l'éclairer.
De tous les modernes qui ont écrit sur l'Égypte, je ne connais guère que Dapper, qui nous ait laissé une espèce de description de ce pays. Je dis une espèce de description car son ouvrage n'est guère que l'abrégé d'un plus grand. Pour porter ce dessein à sa perfection, cet auteur d'ailleurs très versé dans la connaissance des anciens, manquait des secours même les plus nécessaires. 

En effet, puisque les lumières que l'on peut tirer sur l'Égypte des historiens de l'antiquité ne suffisent pas, on conçoit sans peine que pour avoir une connaissance parfaite de ce pays, il est encore nécessaire d'y joindre la lecture des auteurs arabes. Ces peuples ont été pendant plusieurs siècles les maîtres de l'Égypte ; il est donc naturel de les consulter sur ce qui la regarde, sur la position de ses anciennes villes et de ses monuments les plus renommés. Il ne suffit pas même de parcourir cette vaste contrée le livre à la main, d'éclaircir aux dépens d'une application confiante les doutes ou les obscurités, dont les narrations des anciens se trouvent souvent embarrassées, et de corriger par des lumières sûres les erreurs dans lesquelles ces auteurs sont quelquefois tombés. Il faut aussi entretenir correspondance avec les personnes les plus éclairées du pays, avoir avec elles des entretiens fréquents, peser leurs récits à la balance de la critique la plus sévère, et les épurer de tout ce qu'une crédulité grossière ou une exagération outrée peuvent y mêler de fabuleux.
Que de lumières acquises, que de temps, que de soins, que de dépense même et de crédit ne suppose pas une si pénible recherche au milieu d'un pays étranger, où un curieux a peut-être plus besoin de protection que dans tout autre ! Cependant, par tout ce que j'ai dit, on comprend aisément que sans tout cela, il n'est pas possible d'avoir soi-même une connaissance exacte de l'Égypte, ni d'en donner par conséquent au public une description nette, suivie, fidèle et complète. (…)
Ce fut pendant le long séjour qu'il fit en Égypte que M. de Maillet entreprit de mettre par écrit toutes les découvertes que ses occupations lui permettaient de faire dans cette région autrefois si célèbre. Il est certain que personne ne fut plus en état de nous en donner une idée exacte et fidèle. À une étude constante des Anciens, il joignait une connaissance parfaite de la langue arabe, qu'il apprit à fond. Par là il eut la facilité de converser avec les habitants du pays et de lire les historiens arabes qui s'y trouvent en assez grand nombre. Les liaisons qu'il entretint avec les chrétiens d'Égypte, les correspondances qu'il eut avec le Patriarche des Grecs et celui des Coptes, avec l'Abbé du Mont Sinaï, et les différents missionnaires qui dans cette contrée travaillent à la conversion des schismatiques, le crédit enfin que lui donnait son emploi lui procurèrent outre cela des moyens de s'instruire que ne peut avoir un simple voyageur, dans un pays surtout où un étranger a tout à craindre. C'est sur ces lumières certaines que M. de Maillet hasarda de faire part à ses amis de ses découvertes. Le public jugera par la fuite de l'ouvrage, du mérite des lettres qu'il leur écrivit à ce sujet, et des mémoires qu'il leur envoya. (...)

Je parle des fameuses pyramides d'Égypte. L'antiquité n'a rien tant célébré que ces illustres monuments de sa grandeur, qu'elle admira comme des miracles de l'art. Tous nos voyageurs parlent de même de ces ouvrages prodigieux, que nous ne regardons plus guère que comme des masses énormes, dignes tout au plus de noire étonnement. D'où vient cette diversité de sentiments sur un objet qui n'a point cessé d'être le même ? Le goût de notre siècle serait-il différent de celui qui régnait dans ces temps reculés où les pyramides passaient pour une des sept merveilles de l'univers ? Non sans doute. Le vrai beau est de tous les siècles. Mais les pyramides aussi vieilles que le monde ne sont qu'une montre vaine, à n'en considérer que l'écorce ; et c'est uniquement à quoi tous nos auteurs modernes se sont bornés. L'utile et le satisfaisant consiste à reconnaître les secrets que renferme leur intérieur, l'objet qu'on s'est proposé dans leur construction, le dessein de l'architecte qui y présida, et son habileté à l'exécuter. Or c'est ce que M. de Maillet a prétendu développer. Son esprit patient et curieux était seul capable de venir à bout d'un si grand projet. Il est entré plus de quarante fois dans l'intérieur de la Grande Pyramide. Il a médité sur la construction des différents ouvrages que renferme cet immense monument ; il en a étudié l'usage et nous en a donné une explication si juste qu'en la concevant il est impossible de ne pas se rendre à la vérité démontrée de leur destination.
Cette Lettre n'est donc pas seulement une simple description des pyramides. Ce sont des réflexions sensées et instructives ; c'est un système suivi et raisonné sur le dessein, l'usage et la construction de ces anciens monuments. On traitera peut-être tous ces raisonnements de conjectures ; mais conjectures, tant qu'on voudra, on ne pourra du moins s'empêcher d'avouer que ces conjectures ingénieuses sont frappées au coin de la vérité."

Aucun commentaire: