mercredi 16 juin 2010

Du mythe fondateur du Déluge à la construction des pyramides d'Égypte, selon al-Maqrîzî (XIVe-XVe s.) - 1e partie

Au registre des théories relatives à l'histoire, à la construction et à la finalité des pyramides égyptiennes, la place et surtout la crédibilité des historiens arabes ne sont pas d'une lisibilité parfaite. De quelle(s) source(s) tenaient-ils leurs informations ? Comment les ont-ils interprétées, voire enjolivées ? Il est vrai qu'entre eux et le trio magistral Hérodote-Diodore-Pline, ce fut le grand vide : les pyramides de Memphis semblaient n'être là pour personne...
Lorsqu'elles firent à nouveau, notamment sous l'ère des Mamelouks, l'objet d'une considération due à leur présence majestueuse le long de la vallée du Nil, elles prirent place dans des récits où la foi musulmane avait son "mot à dire", jouxtant d'autres traditions nourries et colportées par les Coptes. D'où la mise en avant d'une "donnée originelle", communément admise comme un mythe fondateur, qui "collait", sans distorsion majeure du raisonnement, à la réalité de ces monuments grandioses et non moins mystérieux qu'étaient les pyramides : le Déluge ! Et voilà lesdites pyramides transformées en refuges contre une catastrophe majeure, permettant de sauvegarder en quelque sorte la mémoire de l'humanité.
C'est sous cet angle, me semble, que peut (doit ?) être lu le texte d'Al-Maqrîzî qui suit. Pour la commodité de la lecture, je l'ai scindé en plusieurs parties, qui feront donc l'objet de prochaines notes sur ce blog.
Al-Maqrîzî (Taqi al-Din Ahmad ibn 'Ali ibn 'Abd al-Qadir ibn Muhammad al-Maqrizi, dit Ahmad al-Maqrîzî ou Ahmed Maqrîzî ou al-Maqrîzî) est un historien égyptien (1364-1442) né et mort au Caire. C'est l'un des auteurs les plus notoires de l'histoire égyptienne, de la conquête arabe au VIIe siècle à la période mamelouke (1250-1517) dont il fut le contemporain.
Son œuvre majeure est Al-mawâ'iz wa-l-i'tibâr fî dhikr al-khitab wa al-'âthâr. Elle fut traduite en français par Urbain Bouriant, sous le titre Description topographique et historique de l'Égypte, Paris, 1895-1900. C'est de cette traduction que sont extraits les textes que j'ai retenus.
À l'intention des lecteurs arabophones de ce blog, j'ai également sélectionné quelques extraits du texte original de l'auteur.

"Les pyramides étaient autrefois fort nombreuses en Égypte ; il y en avait un grand nombre dans le district d'Aboukir : les unes grandes, les autres petites ; les unes de limon et de briques, mais la plupart en pierre ; les unes à degrés, les autres à surface lisse. À Gizeh, en face de la ville de Masr, il s'en trouvait une grande quantité, toutes petites, et qui furent détruites, au temps du sultan Saleh el-Din Youssef ben Ayoub, par Qaraqouch qui se servit des matériaux ainsi obtenus pour bâtir la Citadelle de la Montagne, le mur d'enceinte du Caire et de Masr et les ponts de Gizeh. Les trois plus grandes sont celles qui subsistent encore en face de Masr. On n'est d'accord ni sur l'époque de leur construction, ni sur le nom de ceux qui les ont élevées, ni sur la cause de leur érection. On a raconté à ce sujet bien des légendes contradictoires dont la plupart sont sans fondement ; pour moi, je te dirai sur leur histoire des choses qui te satisferont et te contenteront, s'il plaît à Dieu.

ذلأهرام اعلم أنّ الأهرام كانت بأرض مصر كثيرة جدًّا منها بناحية بوصير شيء كثير بعضها كبار وبعضها صغار وبعضها طين ولبن وأكثرها حجر وبعضها مدرج وأكثرها مخروط أملس وقد كان منها بالجيزة تجاه مدينة مصر عدة كثيرة كلها صغار هُدمت في أيام السلطان صلاح الدين يوسف بن أيوب على يد قراقوش وبنى بها قلعة الجبل والسور المحيط بالقاهرة ومصر والقناطر التي بالجيزة
وأعظم الأهرام الثلاثة التي هي اليوم قائمة تجاه مصر وقد اختلف الناس في وقت بنائها واسم بانيها والسبب في بنائها وقالوا في ذلك أقوالًا متباينة أكثرها غير صحيح وسأقص عليك من نبأ ذلك ما يشفي ويكفي إن شاء الله تعالى

L'écrivain maître Ibrahim Uaçif Shah, dans son Histoire de l'Égypte et de ses merveilles, en parlant de Sourid ben Sahluq ben Seriaq ben Tumidoun ben Badresan ben Housal, l'un des rois qui gouvernèrent l'Égypte avant le déluge et qui résidaient dans la ville d'Amsous dont il sera parlé au chapitre de ce livre qui traite des villes de l'Égypte, dit : C'est lui qui éleva en Égypte les deux grandes pyramides que l'on attribue à Sheddad ben 'Ad ; les Coptes prétendent que, grâce à la puissance de leur magie, les Adites ne purent pénétrer dans leur pays. Voici quelle fut la cause de l'érection des deux pyramides : trois cents ans avant le déluge, Sourid eut un songe dans lequel il lui sembla que la terre se renversait ; les hommes s'enfuyaient droit devant eux, les étoiles tombaient et se heurtaient les unes contre les autres avec un fracas terrible. Sourid, effrayé, ne parla à personne de ce songe, mais il fut convaincu qu'un grave événement allait se produire dans le monde. Quelques jours après il eut un autre songe dans lequel il lui semblait que les étoiles fixes s'abattaient sur la terre sous la forme d'oiseaux blancs et, saisissant au vol les hommes, les précipitaient entre deux hautes montagnes qui se refermaient sur eux, et ces étoiles brillantes devenaient sombres et obscures. Plein d'épouvante à son réveil, il se rendit au temple du Soleil, se prosterna, se roula le visage dans la poussière et pleura. Dés que le jour parut, il rassembla les chefs des prêtres de toutes les provinces de l'Égypte, au nombre de 130. Il s'enferma avec eux et leur exposa ce qu'il avait vu dans son premier et son second songe. Les prêtres expliquèrent au roi qu'un événement extraordinaire devait se produire dans le monde, et le plus grand d'entre eux, nommé Aqlimoun, lui dit : Les songes des rois ne se produisent pas sans raison, à cause de l'importance des princes. Je raconterai au Pharaon un songe que j'ai eu moi aussi et dont je n'ai parlé à personne. Il me semblait que j'étais assis avec le roi dans la tour d'Amsous ; le ciel, quittant sa place, descendait et se rapprochait de nos têtes, formant au-dessus de nous comme un dôme qui nous enveloppait. Le roi élevait les mains vers le ciel dont les étoiles s'entremêlaient en images multiples et en formes diverses ; les gens couraient, cherchant un refuge vers le palais du roi et demandant secours. Le roi portait ses mains à sa tête, m'ordonnant d'en faire autant et nous étions tous les deux dans une anxiété terrible. Et voilà que, de la tour où nous étions, nous vîmes une partie du ciel s'entr'ouvrir ; une lumière éclatante s'échappa de cette brèche, le soleil y apparut et nous nous mîmes à l'implorer. Et le soleil nous dit que le ciel retournerait à sa place première. Je m'éveillai plein d'épouvante, puis je me rendormis et je vis la ville d'Amsous renversée avec ses habitants, les idoles tombant sur leur tête ; des hommes descendaient du ciel tenant dans leurs mains des fouets de fer dont ils frappaient les mortels : Pourquoi, leur demandai-je, traitez-vous les hommes ainsi ? - C'est, répondirent-ils, qu'ils se sont montrés impies envers leur Dieu. - N'ont-ils pas, dis-je, quelque moyen de se racheter ? - Et ils répondirent : Oui, que celui qui veut être sauvé aille rejoindre le maître de l'arche. Là-dessus je m'éveillai plein d'effroi. - Le roi dit alors : "Prenez les élévations des étoiles et voyez ce qui doit advenir."


Le Déluge, par Francis Danby (1793-1861) - Wikimédia commons

Après un minutieux examen, on reconnut qu'un déluge devait avoir lieu après lequel apparaîtrait un feu sorti de la constellation du Lion et qui brûlerait le monde. - Voyez encore, dit le roi, si ce désastre atteindra notre pays. - Oui, dirent-ils, le déluge en atteindra la plus grande partie et il restera ruiné pendant de longues années. - Voyez, dit le roi, si ce pays redeviendra prospère comme auparavant ou s'il restera toujours recouvert par les eaux. - Les pays, répondirent les prêtres, retourneront à leur ancien état et redeviendront prospères. - Et après ? interrogea le roi. - Notre pays sera attaqué par un roi qui exterminera les habitants et s'emparera de leurs richesses. - Et après ? - Un peuple barbare, venu des montagnes du Nil, l'attaquera et se rendra maître de la plus grande partie du territoire. - Et après ? - Le Nil sera coupé et le pays abandonné de ses habitants.
Alors le roi ordonna de construire les pyramides et d'y pratiquer des couloirs par où le Nil pénétrerait jusqu'à un point déterminé, puis s'écoulerait vers certaines régions de l'ouest et du Saïd ; il fit remplir les pyramides de talismans, de merveilles, de richesses et d'idoles ; il y fit déposer les corps des rois et, d'après ses ordres, les prêtres tracèrent sur ces monuments toutes les maximes des sages ; on écrivit donc sur tous les points possibles des pyramides, plafonds, bases, murailles, toutes les sciences familières aux Égyptiens, et l'on y dessina les figures des étoiles, on y écrivit les noms des drogues et leurs propriétés utiles et nuisibles, la science des talismans, des mathématiques, de l'architecture, toutes les sciences en un mot, et tout cela était exposé très clairement pour ceux qui connaissent leur écriture et comprennent leur langue.

قالوا: ينقطع نيلها وتخلو من أهلها فأمر عند ذلك: بعمل الأهرام وأن يعمل لها مسارب يدخل منها النيل إلى مكان بعينه ثم يفيض إلى مواضع من أرض الغرب وأرض الصعيد وملأها طلسمات وعجائب وأموالًا وأصنامًا وأجساد ملوكهم وأمر الكهان فزبروا عليها جميع ما قالته الحكماء وزبر فيها وفي سقوفها وحيطانها وأسطواناتها جميع العلوم الغامضة التي يدّعيها أهل مصر وصوّر فيها صور الكواكب كلها وزبر عليها أسماء العقاقير ومنافعها ومضارها وعلم الطلسمات وعلم الحساب والهندسة وجميع علومهم مفسرًا لمن يعرف كتابتهم ولغتهم

Ayant pris cette résolution, le roi fit tailler des blocs, polir des dalles énormes, extraire le plomb de la terre d'Occident, et des rochers de la région d'Assouan, et l'on jeta les fondations des trois pyramides Orientale, Occidentale et Colorée.
Les ouvriers avaient avec eux des feuilles (de papyrus) couvertes d'écriture, et dès qu'une pierre était taillée et parée, on posait une de ces feuilles sur la pierre à laquelle on donnait un coup, et ce coup suffisait pour lui faire parcourir une distance de 100 sahmes (200 portées de flèche; et l'on recommençait jusqu'à ce que la pierre arrivât sur le plateau des pyramides. Là, on mettait en place la dalle au milieu de laquelle on perçait un trou ; dans ce trou, on plantait verticalement une tige de fer, puis on plaçait sur la première dalle une seconde percée également d'un trou dans lequel pénétrait la tige de fer ; puis l'on faisait couler du plomb fondu dans le trou autour de la tige afin d'assujettir les deux dalles et les rendre inébranlables ; on continuait ainsi jusqu'à l'achèvement de la pyramide.

ولما شرع في بنائها أمر بقطع الأسطوانات العظيمة ونشر البلاط الهائل واستخراج الرصاص من أرض المغرب وإحضار الصخور من ناحية أسوان فبنى بها أساس الأهرام الثلاثة الشرقيّ والغربيّ والملوّن وكانت لهم صحائف وعليها كتابة إذا قطع الحجر وتمّ إحكامه وضعوا عليه تلك الصحائف وضربوه فيبعد بتلك الضربة قدر مائة سهم ثم يعاودون ذلك حتى يصل الحجر إلى الأهرام وكانوا يمدّون البلاطة ويجعلون في ثقب بوسطها قطبًا من حديد قائمًا ثم يركبون عليها بلاطة أخرى مثقوبة الوسط ويدخلون القطب فيها ثم يذاب الرصاص ويصب في القطب حول البلاطة بهندام وإتقان إلى أن كملت‏.‏

Ces monuments terminés, le roi y fit creuser des portes à 40 coudées au-dessous du niveau du sol. La porte de la pyramide Orientale est tournée vers l'orient et s'ouvre à 100 coudées de la face de la pyramide ; la porte de la pyramide Occidentale est à l'ouest et à 100 coudées de la face de la pyramide ; la porte de la pyramide Colorée est tournée vers le sud et à 100 coudées également de la face de la pyramide. Si à cette distance, on creuse (verticalement), on trouve (à 40 coudées de profondeur), la porte qui permet, par un couloir voûté et maçonné, d'entrer dans la pyramide.
Le roi calcula, pour chacune des pyramides, une hauteur au-dessus du sol de 100 coudées, ce qui fait 500 de nos coudées actuelles ; la longueur de chacune des faces était aussi de 100 coudées, et les faces furent calculées de telle sorte que le sommet fut arrêté à 8 de nos coudées (du sommet géométrique).
La construction de ces pyramides fut commencée à un lever favorable de constellations, choisi par tous d'un commun accord. Quand elles furent achevées, on les recouvrit de haut en bas de brocart de couleur, et on institua pour elles une fête à laquelle assistèrent tous les habitants de l'Égypte. Dans la pyramide Occidentale furent aménagés trente magasins de granit coloré rempli de toutes sortes de richesses et d'objets divers : statues de pierres précieuses, outils de fer magnifiques, armes inoxydables, verre malléable, talismans extraordinaires, drogues simples et composées, poisons mortels. Dans la pyramide Orientale furent exécutées des chambres où étaient représentés le ciel et les étoiles, où étaient entassés ce qu'avaient fait les aïeux de Sourid en fait de statues, les parfums qu'on brûlait aux planètes, les livres qui les concernaient, le tableau des étoiles fixes et la table de leur révolution dans la suite des temps, la liste des événements des époques passées soumis à leur influence, et le moment où il faut les examiner pour connaître l'avenir, enfin tout ce qui concernait l'Égypte jusqu'à la fin des temps ; de plus, on y déposa les bassins contenant l'eau magique et autres choses semblables. Dans la pyramide Peinte, on déposa les corps des prêtres enfermés dans des cercueils de granit noir ; avec chaque prêtre se trouvait un livre où étaient retracés les merveilles de l'art qu'il avait exercé, ses actes et sa vie, ce qui avait été fait de son temps, et ce qui avait été et sera depuis le commencement jusqu'à la fin des temps ; sur chaque face des pyramides furent représentés des personnages exécutant toutes sortes de travaux et rangés d'après leur importance et leur dignité ; ces représentations étaient accompagnées de la description des métiers, des outils qui leur sont nécessaires et de tout ce qui les concerne ; aucune science ne fut négligée : toutes étaient là décrites et dessinées ; on déposa encore dans la pyramide les trésors des planètes, ce qui avait été donné aux étoiles et les trésors des prêtres ; tout cela formant des sommes énormes et incalculables.
À chacune des pyramides fut assigné un gardien : la pyramide Occidentale fut placée sous la garde d'une statue en mosaïque de granit ; cette statue était debout, tenant à la main quelque chose comme une javeline, et coiffée d'une vipère repliée sur elle-même. Dès que quelqu'un s'approchait de la statue, la vipère s'élançait sur lui, s'enroulait autour de son cou, le tuait et revenait à sa place. Le gardien de la pyramide Orientale était une statue de pierre noire tachetée de noir et de blanc avec des yeux ouverts et brillants ; elle était assise sur un trône et tenait une javeline. Si quelqu'un la regardait, il entendait du côté de la statue une voix effrayante qui le faisait tomber sur la face et il mourait là sans pouvoir se relever. Sur la pyramide Peinte veillait une statue en pierre d'aigle (aétite) posée sur un socle de pierre semblable. Quiconque la regardait était attiré vers elle, s'y collait, et ne pouvait s'en détacher qu'une fois mort. Tout cela étant achevé, les pyramides furent entourées d'esprits immatériels ; on leur égorgea des victimes, cérémonie qui devait les protéger contre quiconque voudrait les approcher, à l'exception des initiés qui auraient accompli les rites nécessaires."

Source : Gallica

Deuxième partie
Troisième partie 

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