samedi 15 janvier 2011

Séquence émotion : la magie des pyramides, selon J. de Beauregard (XIXe-XXe s.)

llustration R. Lenail

L’abbé James Jean-Pierre Condamin (1844-1929), plus connu sous son pseudonyme J. de Beauregard, fut professeur de littérature étrangère et de littérature romane à l’Institut catholique de Lyon (France).
Son ouvrage Parthénon, Pyramides, Saint-Sépulcre, édité en 1899, avec des illustrations de R. Lenail, est un bel exemple de ce que de très nombreux voyageurs, pas nécessairement experts en égyptologie, ont pu ressentir et exprimer à l’occasion d’une première approche des pyramides du plateau de Guizeh.
Les relations témoignent souvent d’une émotion en trois temps. Il y a tout d’abord les pyramides telles qu’on se les imaginait, qu’on les rêvait depuis plus ou moins longtemps. Suit alors, au premier contact, une sorte de désillusion : “Comment ? Les pyramides ? C’est simplement cela !”. Enfin, dans la grande majorité des cas, après une visite en bonne et due forme, place à un émerveillement fait de raison et d’émotion (“Vraiment, ces Égyptiens : de sacrés bâtisseurs quand même !”).
Nonobstant la vulgarisation de l’approche des merveilles architecturales mondiales via la télévision, on peut penser qu’une telle approche n’est pas chose rare, y compris de nos jours. Tout en se laissant guider par les archéologues et experts en pyramidologie qui consacrent leurs compétences à la lecture scientifique et à la froide interprétation des pierres, pourquoi en effet ne pas faire place à l’émotion, à la féerie des lumières en demi-teintes et des ambiances annonciatrices de la nuit, à l’indicible satisfaction d’être soudainement au contact direct d’une histoire où, étrangement, nous retrouvons nos propres racines ?
L'émotion n'étant pas assimilée à une neutralisation de la réflexion, J. de Beauregard prolonge son récit par quelques commentaires personnels liés à l'analyse du site de Guizeh, au nombre desquels on donnera une importance particulière à ses réflexions sur la technique de l'accrétion (même en l'absence de ce terme) ainsi que sur l'origine du Sphinx (non pas construit, mais "arrangé").

Illustration R. Lenail

“Il y a (...) dans cette première vision des grandioses monuments du désert, un moment de joie intense. Les voilà donc enfin, là-bas, ces fastueux géants de pierre, dont on a rêvé, si souvent, depuis les bancs du collège ! On va donc enfin les voir, les contempler, non plus, cette fois, à travers le prisme trompeur de l'imagination ; mais, de ses yeux, dans leur majesté concrète ; et, de ses mains, non moins réellement, on va pouvoir enfin toucher leur masse cyclopéenne ! L'oeil se fixe sur eux, avec une incroyable persistance ; et il ne s'en détache que lorsque, dans la mélancolie grandissante du soir qui tombe, ils ont disparu tout-à-fait, sous le ciel qui commence à s'étoiler dans ses profondeurs infinies. (...)
Au loin, le sable doré par le soleil marque la limite de la bande verte, annonce des étendues désertes et mystérieuses, et forme un horizon splendide qui ne lasse jamais, qui exerce sur les yeux une attirance invincible. À travers le fin branchage des acacias, on aperçoit, dans un fond de sable, les trois silhouettes grises des Pyramides, grandissant, de plus en plus imposantes, à mesure que l'on s'avance vers elles. Elles apparaissent comme des masses informes, non point lisses, mais, tout au rebours, rocailleuses, hérissées d'angles et d'arêtes dentelant leurs lignes et faisant saillie. Les pierres dont elles sont formées semblent, tout d'abord, relativement petites : on dirait de simples gros pavés. Mais, à mesure qu'on approche, leurs proportions augmentent, augmentent, au point même de s'exagérer.
On sait cependant que c'est par ces pierres, disposées en gradins, que doit s'opérer l'ascension des monuments de granit. On attend donc, avec une certaine impatience, le moment où, plus voisin d'elles, on pourra en prendre une exacte mesure. Et, en effet, parvenu aux pieds des colosses, on se convainc que, bien qu'énormes, ces blocs sont encore susceptibles d'être enjambés : de près, la Pyramide donne, en réalité, l'impression d'un escalier gigantesque, aux marches larges et sûres, quoique irrégulières. (...)
L'avouerai-je, cependant, en toute franchise, au risque d'encourir le reproche de vouloir faire parade d'originalité ? Eh bien! oui ! vues de près, un matin, dans la brusque apparition de leur masse voisine, les Pyramides désillusionnent : elles amènent aux lèvres cette phrase désenchantée : « Quoi !... ce n'est que ça !...» De loin, aperçues des hauteurs de la Citadelle, du balcon d'un minaret ou d'une terrasse, elles avaient en effet semblé très imposantes, dans le cadre de sable au milieu duquel elles s'élèvent, au bas de la chaîne Libyque. Du reste, nos lectures nous les avaient représentées comme des masses tellement fabuleuses ; nous les avions rêvées, depuis le collège, sous des formes si étranges, peut-être si extraordinaires, qu'il était presque fatal que l'impression première équivalût à une sorte de déception. N'éprouve-t-on pas ailleurs, à Roma, par exemple, lorsqu'on arrive sur la place Saint-Pierre pour la première fois, une surprise toute pareille, en face du chef-d'oeuvre, pourtant monumental, de Bramante ? Mais, au Caire comme à Roma, cette impression ne dure que quelques minutes. En la regardant mieux, ici et là, la masse, peu à peu s'accentue, s'impose, en tant que masse ; et, bientôt, elle devient écrasante. Au surplus, si le matin est le moment propice pour faire, à la fraîcheur, la course vers le désert, c'est, incontestablement, l'heure la moins favorable de la journée pour jouir pleinement de la vision des colosses de pierre : éclairées par le soleil levant qui monte graduellement à l'horizon, les Pyramides sont baignées alors d'une lumière trop crue, trop intense; elles sont trop absolument noyées de rayons, pour garder quoi que ce soit du mystère dont il faut qu'elles restent entourées, si l'on veut qu'elles se révèlent bien avec leur caractère. Nombre de spectacles, en Orient, semblent moroses pendant le jour, qui, au crépuscule du soir, retrouvent toute leur valeur, et deviennent même sublimes, parce que, là-bas, la nuit est la grande réparatrice des choses. L'Égypte, en particulier, est un pays qu'il faut voir à l'approche de la nuit, après le soleil couchant, à l'heure où tout prend de fantastiques proportions et où il n'est rien qui ne revête une apparence magique.
Qu'on aille donc aux Pyramides, le matin, pour se ménager le loisir d'en faire l'escalade et d'en visiter les cavernes intérieures, fort bien ; mais qu'on fasse halte, à Mena House Hôtel, pour laisser tomber la forte chaleur du milieu du jour, et pouvoir les contempler de nouveau, à loisir, lorsque, rougies par les derniers reflets du soleil, elles grandissent démesurément dans ce flamboiement du ciel et du désert ; qu'on les voie surtout, si l'occasion s'en présente, au clair de lune : elles apparaîtront alors sous un aspect féerique, et feront une impression à jamais inoubliable.
Quelque intéressantes toutefois que soient les Pyramides par elles-mêmes, elles le sont encore davantage par les souvenirs qu'elles évoquent. C'est que, en effet, par elles et en elles, revivent des siècles d'histoire : on voit, comme à travers une lueur, les âges reculés où elles furent édifiées à la gloire d'un Pharaon ; et la longue série des dynasties, gravitant autour d'elles, comme le point central de la civilisation égyptienne et comme le plus ancien monument de l'art pharaonique, se déroule aussitôt dans un réveil brusque du passé, sans parler que, dans ce même passé, surgissent encore et défilent, en un superbe cortège, tous les conquérants qui sont venus ensuite, depuis ceux de Perse et de Syrie jusqu'à ceux de la Grèce et de Rome, depuis les hordes accourues de la Mecque jusqu'aux chevaliers des Croisades et aux vétérans des armées de la République.
Mais la pensée qui domine, celle qui revient toujours et qui s'impose ici jusqu'à l'obsession, c'est la pensée de la mort, c'est la constatation de cette préoccupation persistante, dont les vieux rois d'Égypte furent hantés, de se survivre à eux-mêmes en préparant, pour leur dépouille mortelle, un monumental tombeau.

Illustration R. Lenail 

Il semble en effet à peu près démontré, aujourd'hui, que chaque roi, dès qu'il montait sur le trône, commençait la construction de sa pyramide. Tout d'abord, il faisait établir ce qui était le centre et comme l'âme du monument, à savoir, la chambre mortuaire. Celle-ci achevée, on l'enclavait dans un revêtement de pierres, dont la disposition étroite et élevée avait la forme d'une aiguille. La tombe alors était complète, et, comme telle, elle suffisait à assurer aux rois, même s'ils ne régnaient que peu de temps, une sépulture digne d'eux. Mais quand leur règne prenait de longues proportions, la construction première en bénéficiait, en ce sens que, sur la pyramide déjà exécutée, venaient se superposer des revêtements successifs, qui ajoutaient à la grandeur et à la masse du projet primitif, sans rien ôter à son caractère. Si, de surcroît, des ressources exceptionnelles se joignaient, pour quelqu'un des princes, à l'heureuse durée du règne, le travail s'exécutait alors avec une ampleur inouïe ; et une oeuvre colossale surgissait peu à peu, qui finissait par remplacer les modestes essais du début. À la mort du roi, l'on interrompait le gros oeuvre, et un cimentage définitif imprimait au tombeau pyramidal sa suprême perfection, en même temps qu'il assurait à toujours sa solidité. (...)
Si la curiosité vous y incite, vous pouvez (...) pénétrer dans l'intérieur de la pyramide, ramper sur le sol glissant de ces couloirs au plafond surbaissé, et arriver, par les galeries, jusqu'à la salle centrale où il ne reste, pour tout souvenir de la chambre mortuaire, qu'un sarcophage vide et mutilé, en fin granit de Mokattan. Ce sera sans doute une nouvelle fatigue ajoutée aux précédentes ; mais, outre que vous aurez eu le plaisir de lire, de vos yeux, le nom du roi Khoufou (Chéops), gravé dans deux des chambres supérieures, vous vous serez fait une idée plus complète de l'étonnante grandeur du monument. Vous comprendrez alors qu'il ait réellement fallu, ainsi que le racontent les historiens, près de deux millions et demi de blocs de granit, de plus d'un mètre cube chacun, pour élever le colosse ; que, pour préparer ces pierres, les tailler sur la rive du fleuve, puis les transporter ici à l'entrée du désert, cent mille ouvriers aient dû, au rapport d'Hérodote, travailler pendant trente ans ; que ces pierres amoncelées suffiraient, comme on l'a établi par un curieux calcul, pour encercler la France d'un mur d'enceinte de trente centimètres d'épaisseur sur une hauteur de deux mètres ; et, enfin, qu'il y a là une démonstration tangible, tout ensemble, de l'opulente puissance des vieux rois qui pouvaient faire exécuter par leurs sujets de pareils monuments funéraires, et du génie de construction, des connaissances techniques, et de la patience des Égyptiens, qui les exécutaient. (...)


Illustration R. Lenail 

Quant au Sphinx, il a été, non pas construit, mais « arrangé ». C'est un produit de la nature, repris en sous-oeuvre par la main des hommes, et perfectionné par leurs soins. D'un énorme rocher primitif, qui affectait une forme d'animal, les architectes égyptiens ont réussi en effet, en corrigeant ses défauts et en le complétant par une ingénieuse maçonnerie, à faire un lion colossal, couché, et à tête d'homme. Elle est étonnante, cette tête, étonnante d'expression, avec le demi-sourire qui erre encore autour des lèvres, les yeux chargés de pensées profondes, et un je ne sais quoi où la grandeur s'allie à la force. Le type est du reste exactement de la même famille que les autres Sphinx égyptiens : tous ces Sphinx sont frères. D'où l'on peut s'estimer en droit de conclure que les architectes ont incarné ici les traits saillants de la race autochtone contemporaine. L'hypothèse a même d'autant plus de vraisemblance que, aujourd'hui encore, il n'est point rare de rencontrer, particulièrement chez les fellahines, des types tout-à-fait similaires. Quoi qu'il en soit, le monstre - car, même transfiguré par l'art, un lion à tête humaine n'est rien autre chose - est très ancien : consacré ou non à quelque dieu solaire, il a grand chance d'être antérieur à la Pyramide de Chéops ; et, bien que le temps se soit acharné contre lui, il n'a point subi encore de mutilations qui l'aient rendu méconnaissable.
Malgré son cou émincé, son nez entamé, sa barbe fauchée en partie, et une de ses oreilles tombée, il a conservé une allure imposante, laquelle tient à la fois à ses belles proportions et au voisinage du désert : fièrement campé sur le pavé, il mesure en effet vingt mètres, en hauteur, de la base au sommet de la tête, et cinquante-sept mètres, de la naissance de la queue aux pattes de devant. Muet témoin d'un passé qui se perd dans la nuit des temps, il a l'air de garder, songeur, le secret de choses ignorées et terribles, le mystère, ou l'énigme, de l'antiquité : d'ailleurs, impassible à tout, aux meurtrissures des siècles comme aux bruits qui montent jusqu'à lui ; à tout ? excepté aux ensablements dont le recouvre périodiquement le khamsin, ou vent chronique du désert. Heureusement, l'homme est là pour venir à son secours et repousser, de temps à autre, le sable envahisseur. Vu, le soir, au clair de lune, après que le soleil couchant a ramené, pour les Pyramides, l'heure grisante de la féerie ; ou même, et plus simplement, vu dans l'atmosphère limpide, sous l'éclairage brillant des étoiles, le Sphinx laisse, dans l'esprit, une impression étrange et inoubliable, et, dans la rétine, la perception d'une vision à nulle autre pareille, où l'enthousiasme le dispute à l'admiration.”

Source : Gallica

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