lundi 21 février 2011

Transport des blocs de pierre et monolithes pour la construction de la Grande Pyramide : l’ingéniosité des bâtisseurs égyptiens, selon Jean-Pierre Houdin

La "chaussée principale du chantier"
Le chiffre “deux” est à l’honneur dans Khéops Renaissance, la nouvelle version de la reconstitution, par Jean-Pierre Houdin, du chantier de construction de la pyramide de Khéops. Après les deux couloirs ascendants (l’un pour le circuit de service au coeur de la pyramide, l’autre pour le “Circuit Noble”), les deux couloirs horizontaux (l’un donnant accès à la Chambre de la Reine, l’autre étant un tronçon du “Circuit Noble”), les deux antichambres précédant l’accès à la Chambre du Roi, les deux entrées dans cette chambre, les deux niveaux de la rampe intérieure, place y est faite à deux rampes extérieures aménagées sur le plateau de Guizeh pour le transport des matériaux mis en œuvre dans la construction du monument (les blocs de calcaire et les monolithes de granit en provenance des carrières d’Assouan).
La première de ces rampes, qualifiée de “chaussée principale du chantier”, suit l’axe est/ouest en direction de l’emplacement où sera édifiée ultérieurement la pyramide de Khéphren ; elle est équipée, dans sa partie haute, d’un système de contrepoids. L’autre prend le relais en direction de la face sud de la Grande Pyramide et pénètre en tranchée à l’intérieur du monument en construction, jusqu’à la hauteur de 70 m.
Récit d’une découverte, en plusieurs étapes.


D.R.
Une étude du plateau de Guizeh, jointe aux impératifs techniques du transport des matériaux mis en oeuvre dans la construction de la pyramide de Khéops, a amené Jean-Pierre Houdin au constat suivant : “Tout, sur le plateau de Guizeh, prouve que la chaussée monumentale reliant les temples bas et haut de la pyramide de Khéphren, a été construite sur une rampe ayant servi antérieurement au chantier de la pyramide de Khéops.”
L’architecte a dû ainsi apporter une variante importante à la théorie qu’il avait développée et publiée en 2007, selon laquelle le chantier de la Grande Pyramide était approvisionné depuis le port en suivant la pente naturelle d’un wadi (cours d’eau temporaire asséché), les ouvriers tirant les traîneaux chargés de blocs ou monolithes empruntant évidemment la pente la plus faible.
“Quand je présentais ma théorie ‘Khéops Révélé’, nous précise Jean-Pierre Houdin, j’expliquais que les poutres en granit de la Chambre du Roi étaient tirées sur la rampe extérieure par le contrepoids de la Grande Galerie. Or, un jour, j’ai reçu ce message d’une personne ayant assisté à l’une de mes conférences :”Votre contrepoids permet de monter les poutres depuis la base de la rampe extérieure jusqu’au niveau de la Chambre du Roi (+ 43 m). Mais comment faites-vous pour acheminer ces mêmes poutres du port jusqu’à votre rampe ? La distance qui les sépare est d’au moins 500 m, et surtout le port est situé 40 m plus bas que la rampe. Ne devriez-vous pas envisager un deuxième système pour hisser les blocs sur cette distance ?”
Ce correspondant avait raison ! Si les Égyptiens avaient imaginé la solution du contrepoids, ils l’avaient forcément appliquée pour la totalité du trajet des poutres. Un deuxième contrepoids avait dû être utilisé pour hisser les blocs de granit depuis le port de décharge des matériaux provenant d’Assouan jusqu’à la base de la rampe extérieure. Mais restait-il encore des traces de son existence?”


Une photo révélatrice


Les bonnes questions étaient posées. Il s’agissait dès lors de tenter d’y répondre...
Deux jours plus tard, l’architecte découvrit sur le site Internet Talking Pyramids une photo du plateau de Guizeh avec ses trois pyramides majeures. Elle avait été prise en 1905, depuis un ballon, par le pionnier de l’aérostat Eduard Spleterini.
“J’observais avec attention ce document, commente Jean-Pierre Houdin, quand une évidence m’est apparue : la chaussée monumentale funéraire qui reliait le temple bas au temple haut de la pyramide de Khéphren avait été construite sur une ancienne rampe. Ce soubassement ne pouvait qu’avoir servi lors d’un chantier précédant celui de Khéphren : celui de la pyramide de Khéops !”
Les jours passèrent... Puis, lors d’un récent séjour en Égypte, Jean-Pierre Houdin consacra de longues heures à l’étude topographique du site de Guizeh, dans le but de vérifier l’exactitude de ses intuitions au vu de la photo de Spelterini. Il relate ses observations en ces termes :
“J’ai commencé par examiner la chaussée monumentale de Khéphren afin de trouver éventuellement des indices d’existence de l’ancienne rampe menant du port au chantier de Khéops. J’ai découvert alors que cette chaussée, d’une dizaine de mètres de largeur, est posée sur un soubassement parfaitement homogène de 23 m de large, débordant de 6 m 50 de chaque côté, ce qui n’est le cas ni de la chaussée monumentale de Khéops (10 m de largeur), ni de celle de Mykerinos (8 m de largeur). Sur une bonne partie du côté sud, de très gros blocs de calcaire ont même été mis en place pour remblayer des creux.
“Après avoir remonté à pied la chaussée monumentale de Khéphren jusqu’à son extrémité ouest, je me suis placé exactement à l’endroit où devait débuter la rampe extérieure de Khéops. De là, j’ai été surpris de découvrir une sorte de grand dallage, en blocs de calcaire, orienté vers la Grande Pyramide. Ces blocs n’ayant rien à voir avec la pyramide de Khéphren (le transport des blocs nécessaires à la construction de cette pyramide ne nécessitant pas une telle infrastructure), j’en ai déduit qu’ils devaient probablement avoir servi de fondation à la rampe extérieure de Khéops.
“De surcroît, cette rampe dessert au long de son parcours plusieurs carrières sur le plateau, qui ont fourni la majeure partie des matériaux de la Grande Pyramide. Mesurant actuellement près de 500 m pour une pente de 8,5%, elle correspond parfaitement aux contraintes pour y avoir fait circuler des traîneaux, encore plus pour tracter, sur des rondins, des poutres chargées sur de grands traîneaux.
“La conclusion devenait à mes yeux évidente : la chaussée monumentale funéraire qui reliait le temple bas au temple haut de la pyramide de Khéphren avait été construite sur une ancienne rampe, qui n’avait pu que servir au chantier précédent de la pyramide de Khéops. Le roi Khéphren avait dû réutiliser un axe qui avait servi à la construction de la pyramide de son père.”

Le contrepoids dans la Grande Galerie
Deux systèmes à contrepoids
Un problème demeurait toutefois : la seule force humaine, qui a ses limites pour des raisons de coordination, ne pouvait être suffisante pour tracter des poutres pesant jusqu’à 63 tonnes le long de cette chaussée monumentale. Une force complémentaire était donc, selon Jean-Pierre Houdin, absolument nécessaire : la plus logique, au vu des connaissances techniques des Égyptiens de l’époque, devait prendre la forme d’un contrepoids circulant dans une glissière, cette technique permettant de conjuguer une force humaine et une force mécanique, la force mécanique étant “remontée” par une force humaine séquencée dans le temps et dans l’espace.
Mais si contrepoids il y a eu, encore fallait-il en trouver des traces, des preuves de son existence...
Reprenant ses observations “sur le terrain”, Jean-Pierre Houdin s’intéressa alors à la configuration de la seconde pyramide de Guizeh :

D'après Mark Lehner
“Quand on étudie les plans de la pyramide de Khéphren, note-t-il, on remarque que le couloir funéraire qui conduit à la Chambre du Roi a été creusé dans le sol, sous le monument, à une dizaine de mètres de profondeur en dessous du niveau du Plateau dans cette zone. Mais une anomalie figure dans sa construction. Sur une longueur de 8 m, les Égyptiens n’ont pas creusé le couloir : ils l’ont bâti en maçonnerie, sol, murs et plafonds. Pour quelle raison ? La seule plausible est qu’il existait là un trou important, une tranchée très profonde nécessitant un traitement particulier. Or, si on prolonge la rampe du port ou chaussée monumentale jusque sous la pyramide de Khéphren, on constate qu’elle croise le couloir funéraire exactement à l’endroit de ce bâti.”
Cela ne faisait alors plus aucun doute pour Jean-Pierre Houdin : dans l’exact prolongement et en partie haute de la chaussée monumentale partant du port, cette tranchée aménagée sous la pyramide de Khéphren avait été creusée au temps de Khéops, dans le socle rocheux, pour servir de glissière à un système de contrepoids.


Se basant sur les atouts considérables, pour ne pas dire indispensables, qu’offrait une rampe extérieure construite comme “voie rapide”, il comprit que le plateau de Guizeh avait été aménagé conformément à la logistique suivante : une rampe directe depuis le port jusqu’au pied de la rampe extérieure de la pyramide (en rouge sur le schéma ci-dessus), permettant de simplifier et accélérer l’approvisionnement en matériaux du chantier ; puis, en prolongement, et presque à angle droit, une seconde rampe en direction de la face sud de la pyramide (en bleu). La particularité de ce dispositif est qu’il reposait, pour sa “force motrice”, sur deux systèmes de contrepoids identiques (en vert) : “La seule force humaine ne pouvant être employée, commente Jean-Pierre Houdin, le principe de l’emploi de contrepoids a donc été décidé par les architectes et les ingénieurs dès le début du projet, c'est-à-dire dès la phase de conception. Cela se traduit par l’installation de deux systèmes à contrepoids. Le premier, implanté dans une tranchée creusée dans le socle rocheux du plateau de Gizeh, pour la traction des monolithes entre le port (cote 20) et le pied de la rampe extérieure (cote 75) de la pyramide de Khéops. L’aménagement d’une première rampe de traction, en vis-à-vis de cette tranchée, a été réalisé à cet effet depuis le port. Le second système fut implanté directement au cœur de la pyramide, entre les niveaux +21 m et +43 m : sa “glissière”, toujours visible, à savoir la Grande Galerie, est en vis-à-vis de la rampe extérieure desservant le chantier jusqu’au niveau maximum de +43 m.”


Une rampe extérieure... se prolongeant en tranchée dans le corps du bâtiment
Apparaît alors une autre nouveauté dans la reconstitution du chantier de construction de la Grande Pyramide, version Khéops Renaissance : la configuration de la rampe extérieure prolongeant la chaussée monumentale et orientée vers la face sud du monument.  

Rampe extérieure (niveau 43 m)
Situé sur un promontoire naturel du plateau, le point de départ de cette rampe était plus élevé que le niveau de base de la pyramide. La rampe atteignait ainsi la hauteur de 43 m (base de la Chambre du Roi), avec une longueur de 320 m seulement. Elle se prolongeait en tranchée, à l’intérieur du monument, jusqu’à une hauteur de 70 m (c’est la nouveauté par rapport à 2007), le tout avec une pente d’à peine plus de 8,7%. 
À 70 m de hauteur, il ne restait plus que 15% du volume à construire, pour 76 m de hauteur supplémentaire. Cette ultime partie du chantier était hors de portée de la rampe extérieure ; sinon, il aurait fallu la rallonger démesurément et lui faire dépasser le volume de la pyramide elle-même. D’où la solution de la rampe intérieure, plaque tournante de la théorie houdienne dans sa première version Khéops Révélé.
“Au début de mes recherches sur la construction de la pyramide de Khéops, précise Jean-Pierre Houdin, j’avais pensé que les Égyptiens avaient construit presque les trois quarts du monument grâce à la rampe extérieure. Mais j’étais encore loin de ce qu’ils avaient été capables de faire… La découverte de la rampe du port m’a permis de positionner exactement la rampe extérieure de Khéops sur le terrain. J’ai entre autres constaté qu’elle arrivait dans le monument au niveau de la base de la Chambre du Roi à l’ouest de la face sud, près de l’endroit où débouche la rampe intérieure. Pendant la construction de la Chambre du Roi, la pyramide continuait de s’élever normalement, sauf cette partie sud où étaient stockées les poutres de granit.

Rampe extérieure (niveau 70 m)
“La rampe extérieure arrive dans le coin sud-ouest et continue en tranchée dans la pyramide en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’au-dessus du toit de la Chambre du Roi (+70 m).
"Se poser d'abord les bonnes questions"

“La partie sud reste au niveau + 43 m pendant qu’est bâtie la Chambre du Roi. La construction de la rampe intérieure est donc interrompue dans cette partie sud, mais la grande astuce des Égyptiens est d’avoir continué à la construire et à l’utiliser en la faisant repartir du coin sud-est. Ainsi pendant quelques années, les équipes tiraient les traîneaux à plat et à l’air libre au niveau +43 m, la traction en pente reprenant ensuite depuis le coin sud-est. À la fin de l’utilisation de la rampe extérieure, la partie sud a été comblée, et un tunnel horizontal a été construit pour relier la rampe intérieure du coin sud-ouest au sud-est. Voilà pourquoi, comme le montraient les mesures de 1986, la section de la rampe correspondant à cette partie sud reste horizontale.
En ne coupant pas le passage de la rampe extérieure par la rampe intérieure pendant la construction de la Chambre du Roi, les bâtisseurs égyptiens avaient réussi à construire 85% du volume de la pyramide en utilisant la rampe extérieure. Cette astuce avait toutefois un inconvénient : une partie de la rampe intérieure restait définitivement horizontale au niveau +43 m, mais cela était largement compensé par le fait qu’il ne restait plus que 15% du volume à construire. Par contre, il restait encore plus de 76 m en hauteur à réaliser : c’est là que la rampe intérieure jouait pleinement son rôle.”

Trois rampes complémentaires
En résumé, la pyramide de Khéops a été construite à l’aide de trois rampes distinctes et complémentaires : la rampe du port (ou chaussée principale du chantier) utilisée, avec son contrepoids, jusqu’au niveau de l’actuelle pyramide de Khéphren ; la rampe extérieure, jusqu’au niveau + 43 m de la pyramide, prolongée par une rampe en tranchée tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, jusqu’au niveau +70 m ; la rampe intérieure, construite depuis la base de la pyramide (côté sud-est), tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et comportant une partie plane à la hauteur de +43 m.
C’est précisément sur cette partie plane (+43 m) que les monolithes de la Chambre du Roi et des chambres de décharge ont tout d’abord été élevés (à l’aide du contrepoids de la Grande Galerie), puis stockés provisoirement avant leur mise en place (toujours à l’aide du système à contrepoids de la Grande Galerie) à leurs différents niveaux pour former les plafonds de la Chambre du Roi et des chambres de décharge.

La chaussée principale (en rouge) et la rampe naturelle (en bleu)
Pour parachever cette configuration logistique du site de Guizeh, Jean-Pierre Houdin nous guide vers une dernière constatation, en gardant toujours sous les yeux le relevé topographique du plateau. Elle a trait cette fois-ci au transport des blocs de façade en calcaire de Tourah livrés au port, et de ceux extraits des carrières creusées autour du Sphinx et un peu au-dessus.
Nul n’était besoin pour ces blocs de les soumettre à un détour en direction de l’emplacement où fut érigée ultérieurement la pyramide de Khéphren. Ils étaient tout simplement tirés sur une petite rampe naturelle (en bleu sur le schéma ci-dessus) suivant la déclivité du plateau pour être acheminés jusqu’à l’entrée de la rampe intérieure située en face sud au niveau de la base de la pyramide de Khéops et à environ 25m de l’angle sud-est de celle-ci.
Transportés au pied de la pyramide en cours de construction, les blocs commençaient alors leur ascension dans les entrailles du monument, en suivant la rampe intérieure.
“À la suite du tournage en 2008 du documentaire “Khéops Révélé”, ajoute Jean-Pierre Houdin, et à la découverte, par Bob Brier, d’une pièce derrière l’encoche de l’arête nord/est, nous avons pu, grâce à la modélisation 3D de cette zone, préciser la géométrie de la rampe intérieure. Cela nous a permis de comprendre le rôle de cette pièce et d’avoir une information très précise sur le parcours de la rampe intérieure dans la pyramide, car nous avions dorénavant plusieurs repères dans l’espace : d’abord, à la base de la pyramide, l’entrée dans la zone sud/est ; puis le passage au-dessus des chevrons de l’entrée en face nord, puis encore le débouché au niveau +43 m sous la face ouest, et enfin cette pièce à +81 m dans l’arête nord/est ; le parcours horizontal de la rampe au niveau +43 m sous la face sud devenait alors évident. En m’appuyant sur l’image de l’anomalie de densité détectée en 1986, et en positionnant précisément, grâce à des constatations sur place, l’entrée de la rampe intérieure, j’ai pu reconstituer le parcours probable des blocs dans la pyramide. 
“La première section de la rampe (en bleu) est parallèle à la face est et monte jusqu’à la première chambre d’angle dans le coin nord-est. La deuxième et la troisième section (les deux premiers segments blancs) montent “en biais”, car elles épousent, à mesure qu’elles s’élèvent, la pente de la pyramide inclinée vers l’intérieur. La quatrième section située à 43 m de hauteur (en jaune) est horizontale et parallèle à la face sud. Les quatorze sections suivantes (en blanc) montent “en biais” jusqu’au sommet.”
À chaque angle de la pyramide, correspondant à la jonction de deux portions de la rampe, un volume (une pièce comme celle découverte par Bob Brier) est aménagé pour la rotation des traîneaux servant au transport des blocs.
L’un de ces volumes, sous l’arête nord-est de la pyramide, a donné lieu à une exploration détaillée par l’égyptologue américain Bob Brier. Les résultats seront présentés dans une prochaine note de ce blog.

Propos recueillis par Marc Chartier
Illustrations : copyright Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes

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