vendredi 20 mai 2011

“Sans la foi à l'immortalité, l'orgueil de l'homme n'aurait jamais conçu la pensée d'un travail si gigantesque” (Jean-Constant-François Delaplanche - XIXe s. - à propos des pyramides de Guizeh)

L’Égypte a longtemps été considérée, par de nombreux voyageurs, notamment ecclésiastiques, comme une étape naturelle, voire indispensable, sur le chemin de la Terre Sainte. Ce fut le cas de Jean-Constant-François Delaplanche (1806-1876), abbé de son état, auteur de l’ouvrage Le Pèlerin. Voyage en Égypte, en Palestine, en Syrie, à Smyrne et à Constantinople, 1875 (extraits ci-dessous).
Dans ce genre de littérature, on constate très fréquemment les mêmes observations, les mêmes réflexions, la même importance donnée à certains aspects de la visite ainsi qu’à son environnement humain et géographique. La découverte de l’intérieur de la Grande Pyramide, par exemple, n’y trouve qu’une importance toute relative en comparaison de l’exploit que représente l’escalade jusqu’au sommet. La méditation à caractère métaphysique ou spirituel y prend souvent le dessus, délaissant, par manque d’information ou d’intérêt, toute autre considération plus “technique” sur le comment et le pourquoi des monuments.
Si une telle approche est souvent empreinte d’une critique sans nuances des faits et gestes des pharaons exploitant leur peuple, il se peut qu’elle débouche aussi parfois sur des élans de romantisme ou de respect pour les ouvriers bâtisseurs. Ce capital d’admiration fait partie, à sa manière, de l’histoire intemporelle des pyramides. C’est à ce titre que je lui donne place dans le contenu de ce blog-inventaire.

Cliché de Felix Bonfils (1889)
“Nous reprenons notre route, et nous arrivons sur les bords du Nil. Il faut le traverser sur un bateau ; mais ce bateau ne peut toucher la rive. J'examinais comment j'allais franchir cette distance, lorsqu'un vigoureux Arabe, sans me prévenir, m'empoigne et m'y transporte en un clin d’œil. Les baudets suivent et sautent lestement ; ils sont habitués à cette manœuvre. Nous voilà donc sur le grand fleuve de l'Égypte, plus beau, plus majestueux que le Rhin. (...)
Autrefois, le Nil couvrait de ses eaux une partie de la plaine ; mais aujourd'hui la route nouvelle vous conduit jusqu'aux pieds de ces vieux monuments. Je les considérais de loin ; je pensais qu'ils étaient là depuis quatre mille ans, immobiles comme des montagnes ; qu'ils avaient vu passer cent générations, le monde changer dix fois de face. De toutes les merveilles antiques, c'est la seule qui reste ; le temps destructeur semble vouloir l'épargner et conserver à jamais ces témoins éloquents de l'orgueil des grands de ce monde, et, en même temps, de la foi des premiers âges.
Ces monuments sont des tombeaux, et sans la foi à l'immortalité, l'orgueil de l'homme n'aurait jamais conçu la pensée d'un travail si gigantesque. On n'élève pas de pareils mausolées quand on croit que tout finit au tombeau.
Dans cette plaine, la route est plus longue qu'on ne pensait d'abord. On se croit au pied des pyramides, on marche, et elles semblent s'enfuir. Arrivé aux pieds de ces gigantesques monuments, j'éprouve une vraie déception. Ils ne répondent nullement à l'idée que je m'en étais faite. Était-ce bien la peine de venir de si loin pour contempler quelques assises de pierres dont la hauteur est dépassée par une foule de petites montagnes ? Que les œuvres de l'homme sont petites en face de celles de Dieu ! Le Vésuve fumant n'est-il pas mille fois plus admirable ! Ces pensées et bien d'autres se pressaient dans mon esprit. C'était une illusion d'optique. (...)
Nous parcourons donc le terrain pierreux et sablonneux où sont élevées les pyramides. Évidemment, c'était un vaste cimetière, couvert de tombeaux de dimensions différentes. Les rois d'Égypte avaient voulu dominer dans la mort, comme dans la vie. Autour de leurs royales tombes, s'élevaient une foule de petits monuments, destinés sans doute aux princes et aux grands. Plusieurs restent presque entiers, d'autres sont commencés ; on voit des rochers déjà taillés et prêts à recevoir de nouveaux mausolées.
Après avoir tout examiné avec soin et avoir fait le tour de la grande pyramide, ma première impression s'efface, et je reste plein d'admiration en face de ces géants faits de main d'homme, tout en déplorant la vanité et l'inhumanité de ceux qui les ont élevés au prix des sueurs et du sang de leurs peuples.
Nous montons jusqu'à l'ouverture par où l'on pénètre dans l'intérieur. Les Arabes étaient occupés à y descendre une dame anglaise. Témoin de cette opération, je me sens guéri de cette curiosité assez naturelle qui me conseillait aussi de pénétrer dans ces profondeurs, où l'on ne trouve que quelques chambres et galeries dont les savants ne s'accordent guère à assigner la destination. J'aurais préféré aller m'asseoir sur le sommet et embrasser d'un seul coup d'œil la terre des Pharaons ; mais l'escalier m'épouvanta. Chaque assise de pierre laisse en reculant
une saillie sur l'assise inférieure, et forme ainsi une marche ; mais ces marches, au nombre d'au moins deux cents, sont inégales ; très souvent elles ont un mètre de hauteur, ce qui aurait exigé des enjambées au-dessus de mes forces. (...)
Pendant ce temps-là, je considérais de près la pyramide, et plus je la contemplais, plus je trouvais sa masse énorme, plus je m'inclinais devant la puissance du génie qui l'a élevée et en a fait une œuvre pour ainsi dire surhumaine. (...)
Enfin, il faut quitter ces lieux où se sont agitées depuis tant de siècles des foules innombrables, où ont passé tant de conquérants, tant d'hommes célèbres, tant de savants.”

Source : Gallica