mercredi 24 août 2011

“Éventrées, (les pyramides) ont gardé leur secret” (Théophile Gautier - XIXe s.)

Théophile Gautier, par Nadar

L’écrivain français Théophile Gautier (1811-1872) se destinait tout d’abord à une carrière de peintre. Puis, suite à une rencontre décisive avec Victor Hugo, il s’orienta vers la littérature.
La critique voit en lui “un esthète, privilégiant d'une manière provocatrice l'esthétique au détriment des autres fonctions de l'œuvre (littéraire)”.
Gautier dédia son Roman de la momie (1858) à Ernest Feydeau, auquel il devait une grande partie de ses connaissances sur l’Égypte, pays où il se rendit en 1869, pour l’inauguration du canal de Suez, et qui occupa une place importante dans son œuvre. L’auteur y trouva l’inspiration de nombreux articles ainsi que de plusieurs de ses ouvrages, dont le livre posthume L’Orient (1882), dont on trouvera ci-dessous quelques extraits.


“Le train marchait rondement, et bientôt vers la droite, au-dessus d'une ligne de verdure presque noire sous l'éblouissante lumière, se dessine, lointaine et teintée d'azur, la silhouette triangulaire des pyramides de Chéops et de Chéfren, pareilles, vues de cette distance, à une montagne unique, échancrée par le sommet. La parfaite transparence de l'air les rapprochait, et il eût été difficile, si on ne l'avait su, d'apprécier avec justesse l'intervalle qui nous séparait. Apercevoir les pyramides en approchant du Caire, rien de plus naturel : on devait s'y attendre et l'on s'y attend ; et pourtant l'on éprouve une émotion et une surprise extraordinaires. On ne saurait s'imaginer l'effet produit par cette silhouette vaporeuse, si légère de ton qu'elle se confondait presque avec la couleur du ciel et que, n'étant pas prévenu, on aurait pu ne pas apercevoir. Ces montagnes factices, les monuments les plus énormes que l'homme ait élevés, après Babel peut-être, depuis plus de cinq mille ans, - presque l'âge du inonde, selon la Bible, - ni les années, ni les barbaries n'ont eu la puissance de les renverser ; notre civilisation même, avec ses énergiques moyens de destruction, y parviendrait à peine.


Illustration de 1878 - auteur inconnu 
Les pyramides ont vu, sur leurs larges bases, les siècles et les dynasties passer comme des vagues de sable, et le sphinx colossal, à la face camarde, sourit toujours à leurs pieds de son sourire ironique et mystérieux. Éventrées, elles ont gardé leur secret et n'ont livré que des ossements de bœuf, auprès d'un sarcophage vide. Des yeux fermés depuis si longtemps que l'Europe n'était peut-être pas encore émergée du déluge, lorsqu'ils contemplaient la lumière, les ont regardées de la place où nous sommes. Elles ont été contemporaines d'empires disparus, de races d'hommes étranges balayées de la terre. Elles ont vu des civilisations qu'on ignore, entendu des langues qu'on cherche à deviner sous les hiéroglyphes, connu des moeurs qui nous paraîtraient chimériques comme un rêve. Elles sont là depuis si longtemps, que les étoiles ont changé de place ; et leurs pointes s'enfoncent dans un passé si prodigieusement fabuleux, que derrière elles il semble qu'on voie luire les premiers jours du monde. (...)
Ensuite notre voyageur (*) se rend au Caire. À un coude du Nil, il aperçoit, noyées dans les clartés du soleil levant, bleuies par le lointain, les pyramides de Giseh dessinant leurs gigantesques triangles, énormes énigmes de pierre posées à l'entrée des solitudes libyques et qui attendent encore leur Oedipe. (...)
L'auteur visite le grand Sphinx de granit rose, dogue fidèle accroupi au pied des Pyramides qu'il garde depuis tant de siècles, sans se lasser de cette faction qui ne finit pas. Il admire sa face camarde et le large sourire épanoui sur ses lèvres épaisses comme une ironie éternelle de la fragilité des choses humaines ; ses oreilles, sur lesquelles retombent les gaufrures des bandelettes sacrées, et qui ont entendu, comme la chute d'un grain de sable, l'écroulement de tant de dynasties ! Les pharaons, les Éthiopiens, les Perses, les Lagides, les Romains, les chrétiens du Bas-Empire, les conquérants arabes, les fatimites (**), les mameluks, les Turcs, les Français, les Anglais, ont tous marché sur son ombre et se sont dispersés comme l'impalpable poudre du désert emportée par le khamsin, et le colosse est toujours là, évasant sa large croupe de monstre, allongeant ses pattes sur le sable en feu, et vous regardant de son visage humain.
L'ascension au sommet de la pyramide de Chéops accomplie, M. Maxime Du Camp pénètre en rampant, par des couloirs pleins de chauves-souris, jusqu'aux chambres intérieures ; mais la pyramide éventrée a gardé son secret et ne laisse voir au curieux qui l'interroge que des parois nues et un sarcophage vide.
Aux pyramides de Sakkara, sœurs naines et contrefaites des grandes pyramides de Giseh, s'effritant au soleil dans un désert pierreux de la plus morne désolation, M. Maxime Du Camp fouille le puits aux ibis, immense cimetière d'animaux sacrés s'étendant à des profondeurs inconnues, et il en retire des vases contenant des momies d'oiseaux gravement emmaillotées de bandelettes et poissées de bitume.”

Source : Gallica

(*) Maxime Du Camp : voir la note de Pyramidales sur cet auteur.

(**) Lire : les “Fatimides”.