mardi 6 septembre 2011

“L’Égypte est fascinée par le mystère de la mort, et tout son art est funéraire” (Lucie Félix-Faure Goyau - XIXe-XXe s.)

Lucie Félix-Faure Goyau (1866-1913), fille du président Félix Faure et épouse de l’écrivain Georges Goyau, est la fondatrice de la Ligue fraternelle des enfants de France. Femme de lettres elle-même, elle publie quelques ouvrages, dont Méditerranée : l'Égypte, la Terre Sainte, l'Italie (1903).
Plus que de porter attention aux techniques de construction des pyramides, elle s’intéresse, secondée par un réel talent littéraire, à la signification et à la symbolique des monuments. Ses réflexions l’amènent ainsi à identifier l’histoire de l’Égypte ancienne à une longue et perpétuelle confrontation avec le “mystère de la mort”, dont le plateau de Guizeh serait en quelque sorte un raccourci : “La Pyramide, le sphinx et le désert, c’est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte.”

Auteur inconnu (1923)
“L’Égypte elle-même est fascinée par le mystère de la mort : son effort consiste à tâcher de se survivre, et tout son art est funéraire. Les tombeaux des défunts étaient plus grands et plus somptueux que les maisons des vivants, les tombeaux restant les demeures éternelles du “Double”, pendant que le “Bai” s’envolait au dehors, que le “Khou” victorieux se joignait aux dieux de lumière.  Et le “Double” rêvait sa vie passée que lui représentait, peinte sur les murs ou gravée dans la pierre, l’image de ses occupations journalières.
En laissant le Caire, on suit une belle route ombragée d’arbres, animée par un perpétuel passage de fellahs, d’ânes et de chameaux. Cette route longe un certain temps le Nil, puis elle change de direction. Enfin la forme des Pyramides se détache sur le bleu du ciel, immense, énigmatique, inquiétante, avec un je ne sais quoi d'inattendu, et cependant de très connu déjà, avec quelque chose d’écrasant et d’impitoyable comme l’orgueil de ces Pharaons qui les élevèrent jadis au mépris de tant de vies humaines ! Elles se dressent sur une sorte de plateau parmi l’Océan des sables. (...)
Elles sont un peu effrayantes, ces formidables montagnes de pierres, que leur symétrie - on l’a bien dit - désigne suffisamment comme l’oeuvre d’une pensée humaine, et si la grandeur de Khéops me laisse froide, je songe, avec un élan de pitié, aux misérables foules anonymes qu’elles dévorèrent. (...) Il est possible que Khéops n’ait pas reposé dans sa gloire : d’après les vieux récits, le peuple révolté brisa son sarcophage et mit son corps en pièces. (...) Joli symbole du néant de nos vanités. (...)
Ici passèrent des générations d’hommes, ici des multitudes sont mortes, et des multitudes ont vécu ; sans doute, l’Égypte est bien la vraie Terre des Morts ; ce paysage funèbre et désolé n’appartient qu’à elle seule, et les Pyramides le marquent d’un indestructible cachet. Mais elles sont si vieilles qu’elles s’identifient avec la nature qui les encadre et que la forme de terreur subtilement notée par Edgar Poë semblerait devoir les envelopper, sans l’affluence répétée des nombreux touristes. À Gizèh, on en voit trois grandes et trois petites, sans compter la nécropole des “mastaba”, tombes de moindre importance.

“Le seul luxe est la beauté des matériaux employés”
Une des petites Pyramides fut élevée en l’honneur de la princesse Hontsen, fille de Khéops ou Khoufou.
Le temple dit de “granit”, curieux avec ses chambres, ses salles, ses piliers, ses corridors, est un édifice sans toiture, construit en blocs énormes d’albâtre et de granit. Son origine se perd dans la nuit des temps. Sa destination reste incertaine. Nulle inscription. Le seul luxe est la beauté des matériaux employés : le granit vert et rose, l’albâtre transparent. Cette simplicité est-elle l’apanage de la période architecturale inconnue aujourd’hui que représente ce temple, ou bien du rite particulier auquel il était voué ? D’après maintes opinions, il appartenait au culte du Sphinx qui se trouve dans son voisinage immédiat, et qui semble figurer Har-em-Khou, “Horus dans le soleil brillant”, dont les Grecs ont fait Harmakhis. En tout cas, les pierres lisses et nues gardent jalousement leur secret. Au dieu énigmatique convient ce mystérieux sanctuaire.
Et enfin le voici, le grand sphinx accroupi, tendant son visage mutilé vers l’horizon du désert, et regardant toujours de ses yeux abîmés le même point, invariable depuis un nombre incalculable de siècles. Vu de dos, il affecte la forme d’un gigantesque champignon. (...)
Immense, immobile et muet, il regarde... Dans la mutilation de son visage, il conserve une formidable intensité d’expression. On y lit tour à tour la sérénité, le dédain, l’impassibilité, le sarcasme, comme si l’âme humaine s’amusait à projeter ses reflets sur le colosse inerte. Son regard passe sur nous pour aller vers l’au-delà... (...).
Le sphinx, énorme, taillé dans un bloc de rocher, se trouve, quand on le regarde de face, exactement dans l’axe de la Pyramide, et ce fond lui convient mieux que tout autre ; la Pyramide, le sphinx et le désert, c’est-à-dire la mort, le passé, la solitude : voilà bien un digne symbole de la vieille Égypte.”

Source : Gallica