lundi 12 novembre 2012

“Il est surprenant qu'on ait entrepris un pareil ouvrage, tant pour la Iongueur du travail que pour la difficulté de mettre tant de grosses pierres les unes sur les autres, jusqu'à une hauteur si extraordinaire” (Thomas Corneille - XVIIIe s.)

De dix-neuf ans le cadet de son frère Pierre, le célèbre dramaturge auteur du Cid, Thomas Corneille (1625-1709) “a souvent été considéré par certains comme quelqu’un qui n’a été remarqué que pour le nom qu’il portait, tandis que d’autres estiment qu’il a eu la malchance d’avoir un frère qui lui faisait de l’ombre, comme il en aurait fait à presque n’importe qui d’autre”. (Wikipédia)
En 1685, il fut admis à l’Académie française, au fauteuil de son frère, mort l’année précédente.
En 1708, il s’attela à une oeuvre d’envergure (retenez votre souffle !) : le Dictionnaire universel géographique et historique contenant la description des royaumes, empires, états, provinces, pays, contrées, déserts, villes, bourgs, abbayes, châteaux, forteresses, mers, rivières, lacs, baies, golfes, détroits, caps, îles, presqu’îles, montagnes, vallées, la situation, l’étendue, les limites, les distances de chaque pays, la religion, les moeurs, les coutumes, le commerce, les cérémonies particulières des peuples et ce que l’Histoire fournit de plus curieux touchant les choses qui s’y sont passées, le tout recueilli des meilleurs livres de voyages et autres qui aient paru jusqu’à présent.
Le texte que j’ai choisi, relatif aux pyramides égyptiennes, est extrait du tome II de cet ouvrage encyclopédique.
La fin de l’interminable titre repris ci-dessus annonce la méthode de l’auteur : selon toute vraisemblance, il n’a rien connu personnellement de l’Égypte, mais s’est contenté d’une compilation, avec tous les risques d’approximations ou d’inexactitudes que cela comportait. Mais comment en être surpris ? Maintes et maintes fois dans la longue histoire des écrits sur les pyramides, nous avons constaté cette méthode rédactionnelle, basée sur les redites de redites... Ainsi se propagent les idées. Ainsi peuvent se vulgariser les erreurs. Rien de nouveau sous le soleil depuis Hérodote !



“Ce pays était autrefois embelli d'un grand nombre de colosses, d'obélisques et de statues, et ce qui le rend encore fort recommandable, ce sont ses fameuses pyramides, l'une des sept Merveilles du monde. (...). Il y en a trois principales, qu'on voit toutes trois du Caire, dont elles sont éloignées de trois milles. De ces trois pyramides, l'une est fermée et petite à l'égard des deux autres, qui sont grandes.
Celle qui l'emporte en grandeur de ces deux dernières est ouverte, et non seulement on y monte, mais on entre aussi dedans. On dit qu'autrefois auprès de l'entrée, il y avait une grosse pierre taillée exprès pour boucher cette ouverture, quand le corps qu'on devait mettre dans la pyramide y aurait été apporté, et que cette pierre aurait bouché cette entrée si juste qu'il n'aurait pas été possible de la reconnaître, mais qu'un Bâcha la fit enlever, afin que la pyramide demeurât toujours ouverte.
L'autre pyramide est fermée, et par conséquent on n'y saurait entrer ni monter. L'ouverture de celle pour laquelle on avait préparé la pierre qui a été enlevée est un trou presque carré d'un peu plus de trois pieds de haut. II est relevé du reste du terrain, et l'on y monte sur des sables que le vent jette contre, en sorte qu'il est quelquefois tout-à-fait bouché, et qu'il faut le faire ouvrir par les Maures qui conduisent les curieux.

“Les pierres sont si bien liées ensemble, qu'à peine en peut-on apercevoir les jointures”
Avant que d'entrer, chacun se pourvoit d'une lumière, et l'on tire quelques coups d'armes à feu pour faire fuir les animaux nuisibles qui pourraient s'y rencontrer. On passe la première entrée en se courbant, et on trouve comme une allée qui va en descendant environ quatre-vingts pas. Elle est voûtée en dos d’âne, et apparemment toute entière dans l'épaisseur du mur, puisqu'on n'y voit rien que de solide de tous côtés. Cette allée est assez élevée et assez large pour y pouvoir marcher, mais son pavé baisse plus droit qu'un glacis, sans avoir aucun degré, et la pierre n'a que quelques légères piqûres de pas en pas pour retenir les talons de sorte qu'on serait en grand risque de tomber, si on ne se tenait avec les mains aux deux côtés du mur. Les pierres sont si bien liées ensemble, qu'à peine en peut-on apercevoir les jointures.
Au bout de cette allée on trouve un passage, qui n'a de largeur que ce qu'il en faut pour le corps d'un homme. Au sortir de ce misérable trou, on est obligé de se traîner huit ou dix pas sur le ventre, et à main droite, on voit une voûte qui semble descendre à côté de la pyramide, et au devant de soi, on rencontre un grand vide avec un puits sur la gauche d'une très grande profondeur, ce que l'on connaît en y jetant quelques pierres. De là on grimpe sur un rocher qui a vingt-cinq ou trente pieds de hauteur, et au dessus duquel il y a un espace long de dix ou douze pas.
Après qu'on l'a traversé, on monte par une ouverture qui n'a pas plus de largeur que le passage où l'on est contraint de se traîner, mais qui est assez élevé pour y marcher sans que l'on se baisse. II n'y a point de degrés non plus qu'au reste, mais seulement quelques trous des deux côtés de distance en distance, où il faut mettre les pieds en les écartant un peu. L'on s'appuie contre les murs qui sont de pierres de taille fort polies, et jointes avec autant d'adresse que celles qu'on trouve en entrant. 


Illustration de Johanne Baptista Homann (1724)
Un “travail immense”
On croit qu'il y avait des idoles autrefois, parce qu'on y voit des niches vides de trois en trois pieds, qui en ont un de large et deux de haut. Ce passage a quatre-vingt pas de hauteur, et c'est avec peine qu'on y monte. Au dessus de cela, on marche un peu d'espace de plain pied, et on rencontre ensuite une chambre longue de douze pas, large de six, et haute d'environ vingt pieds. Au lieu de voûte, elle a un plancher tout plat, composé de neuf pierres, dont chacune est large de quatre pieds, qui toutes traversent la chambre, et vont s'appuyer sur les deux murs, en sorte qu'il faut qu'elles aient au moins vingt pieds de long. Comme elles sont épaisses à proportion, on ne saurait assez admirer le travail immense qu'elles ont coûté à les élever si haut. Cette chambre dont les murs sont fort unis, n'a aucun jour.
Dans le bout opposé à la porte, il y a un tombeau tout vide, fait d'une pièce. Il est long de sept pieds, large de trois, haut de trois demi et de cinq pouces, La pierre en est semblable à peu près au porphyre, d'un gris tirant sur le rouge pâle, et elle a beaucoup de dureté. Ceux qui en ont rompu des morceaux disent qu'étant frappée avec un marteau, elle rend un son clair fort approchant de celui d'une cloche.
À côté de cette chambre, il y en a une autre plus petite, mais sans sépulcre. C'est là le plus haut que l'on puisse aller au dedans de la pyramide, qui n'a aucune autre ouverture que le passage d'en-bas, ce qui est cause que l'on y respire un air extrêmement étouffé. La flamme des flambeaux que l'on y porte paraît toute bleue, et on s'en fournit d'un assez grand nombre pour ne pas craindre qu'ils s'éteignent tous à la fois.

Un glacis de ciment
La pierre qui est au dessus de la première entrée de la pyramide a onze pieds de longueur et huit de large sur trois d'épaisseur, comme la plupart de celles de ce prodigieux édifice.
En sortant, les conducteurs font remarquer un écho qui répète neuf ou dix fois les paroles.
On peut monter par dehors à la même pyramide. Sa forme est carrée, et en sortant de terre elle a onze cent soixante pas ou cinq cent quatre-vingts toises de circuit, et de hauteur environ cinq cent vingt pieds. Toutes les pierres qui la composent sont fort grandes, et ont trois pieds de haut et cinq ou six de longueur. Les côtés qui paraissent en dehors sont tout droits, et ne sont pas taillés en talus comme plusieurs se figurent. Chaque rang, pour venir à se terminer en pointe à la cime, se retire en dedans de neuf ou dix pouces, et c'est sur ces avances qu'on grimpe quand on entreprend de parvenir jusques au sommet.
Quelques auteurs ont écrit qu'autrefois on avait couvert la pyramide avec des pièces de marbre qui cachaient tous ces degrés, mais la vérité est que ces intervalles n'étaient remplis que par un glacis de ciment que la longue suite du temps avait rendu extrêmement dur, et que ce même temps après l'avoir affermi, l'a consumé. On en trouve encore des restes en de certains lieux qui incommodent beaucoup à passer, et la plupart des pierres qui sont mangées par le dehors ont divers petits enfoncements dont on se sert pour y attacher les mains, et pour s'élever sur chaque étage, ce qu'on ne peut faire qu'avec beaucoup de peine à cause de leur hauteur.

Une “brèche de quelques pieds de profondeur”
Quand on est à peu prés vers le milieu de la pyramide, on trouve vers un des coins, des pierres de manque, qui font une brèche de quelques pieds de profondeur, qui ne perce pourtant point jusqu'au dedans. On s'y repose ordinairement, et quand on est parvenu au faîte, on trouve que ce qui semble presque pointu d'en bas, a quinze ou seize pieds en carré. Cette plate-forme qui pourrait contenir quarante personnes, est composée de cinq pierres qui sont beaucoup plus grandes que celles des côtés. II y en manque une sixième qui fait que l'esplanade n'est pas dans sa perfection.
On découvre de ce lieu-là une partie de l'Egypte, c'est-à-dire, le désert sablonneux qui s'étend vers le pays de Barca, et la pyramide des Momies qui est à douze ou treize milles de celles-ci. De l'autre côté on voit les déserts de la Thébaïde, et le Nil qui coule entre les deux en serpentant. Le Caire n'en paraît presque pas éloigné quoiqu'il en soit à trois lieues, et enfin après quelques campagnes diversifiées de palmiers qui bordent le fleuve, la vue se termine des deux parts en des contrées incultes et stériles.
Avec quelque force qu'on lance des pierres du haut de la pyramide, elles ne passent que fort peu la moitié de ce vaste bâtiment.

“Les eaux pour tombeau”
Comme la seconde pyramide est fermée, on n'en peut rien voir que la surface extérieure qui est d'environ six cent trente et un pieds en carré. La troisième est petite et bien moins considérable, et n'a aucune ouverture non plus que l'autre. Quoiqu'elles soient aussi bâties par degrés, l 'on n'y peut monter, parce que le ciment dont l'une et l’autre est enduite, n'est point assez tombé, mais à les regarder d'en bas, elles paraissent toutes pointues dans leur sommet.
L'on doute du nom du Roi qui a laissé de si magnifiques monuments. La tradition veut qu'ils soient anciens de plus de trois mille années, et on les attribue à celui des Pharaons qui fut englouti dans la mer Rouge. L'on dit que les deux moindres étaient pour sa femme et pour sa fille, et que leurs corps y ayant été portés. Ces deux pyramides ont été fermées depuis, en sorte qu’on ne saurait reconnaître de quel côté en était l'entrée, à quoi on ajoute que la grande a toujours resté ouverte, à cause que Pharaon qui l'avait fait préparer pour lui, a eu les eaux pour tombeau.
Si l'on en croit Pline, trois cent soixante et dix mille hommes furent employés pendant vingt ans à bâtir cette pyramide, et elle coûta dix-huit cents talents pour leur nourriture seulement en raves et en oignons.

Illustration de Fischer von Erlach (1721)


Le “secret de fondre la pierre”
II est surprenant qu'on ait entrepris un pareil ouvrage, tant pour la Iongueur du travail que pour la difficulté de mettre tant de grosses pierres les unes sur ies autres, jusqu'à une hauteur si extraordinaire. Devant chacune des trois pyramides, on voit encore des vestiges de certains bâtiments carrés, qui semblent avoir été autant de temples, et à la fin de celui de la seconde pyramide il y a un trou, par lequel quelques-uns croient qu'on descendait dans le temple pour aller consulter l'Idole, qui était éloignée de ce trou de quelques pas, et qui avant la venue de Jésus-Christ rendait réponse de ce qu'on lui demandait, dés que le Soleil était levé. Les Arabes nomment cette Idole Abou el Haoun, c'est-à-dire, père de Colomne, et Pline l'appelle Sphinx, et dit que ceux du pays prétendent que le Roi Amasis soit enterré en dedans. C'est un demi corps sans bras, comme une manière de terme posé sur une base convenable au vaste Colosse qu'elle soutient. Il représente une femme avec son sein, et est d'une prodigieuse hauteur. La tête a prés de cent pieds de tour, et soixante depuis le menton jusqu'au sommet. Le nez est proportionné au reste, et les oreilles sont d'une étendue démesurée. Ce buste d'une si monstrueuse grosseur est tout d'une pièce, creux par dedans, et la pierre dont il est fait approche beaucoup de la beauté du marbre. Cette énorme Statue, avec la colonne d'Alexandrie, et les obélisques d'une excessive hauteur qu'on a trouvés dans l'Egypte, ont fait juger à plusieurs savants que les anciens peuples de ce Royaume avaient le secret de fondre la pierre, et d’en pouvoir faire des masses de la grandeur qu'ils voulaient.

Une pyramide “beaucoup plus vieille que les autres”
II y a encore plusieurs pyramides qu'on trouve durant quelques milles dans le champ où sont les puits des Momies. Ce champ commence tout proche du lieu où était autrefois la superbe ville de Memphis. La plus considérable de ces autres pyramides est à seize ou dix-sept milles du Caire, et à quatre ou cinq du village de Sakara qu'on appelle le village de Momies. Elle ne céderait point en beauté à la plus grande des trois autres, si elle avait été achevée. Ce qui fait voir qu'on l'a laissée imparfaite, c'est que la plate-forme n'en est pas unie, les pierres y étant mises sans ordre. Cependant ces pierres qui sont toutes mangées, et qui se réduisent en sable, ne permettent point de douter qu'elle ne soit beaucoup plus vieille que les autres pyramides. Elle a cent quarante-huit degrés de grosses pierres, et six cent quarante-trois pieds en carré. Son entrée est jusqu'au quart de sa hauteur, tournée vers le Nord et ayant du côté de l'Orient trois cent seize pieds, et par conséquent trois cent vingt-sept de celui de l'Occident.
II n'y a qu'une seule allée, large de trois pieds et demi, et haute de quatre, qui va en descendant la longueur de deux cent soixante et sept pieds. Cette allée aboutit à une salle dont la voûte est faite en dos d'âne, et tient de longueur vingt-cinq pieds et demi, et onze de large. Au coin de la salle il y a une autre allée parallèle à l'horizon, qui a en carré trois pieds de largeur, et de longueur neuf pieds et demi. Elle conduit à une autre chambre, qui en a vingt et un de long et onze de large. Sa voûte est aussi faite en dos d'âne, et est extrêmement haute, ayant du côté de l'Occident où est fa longueur, une fenêtre carrée à vingt-quatre pieds et deux tiers du pavé, par laquelle on entre dans une allée assez large à hauteur d'homme, et parallèle à l’horizon, ayant treize pieds et deux pouces de longueur.
Au bout de cette allée est une grande salle dont la voûte est encore faite en dos d'âne. Sa longueur est de vingt-huit pieds huit pouces, et sa largeur de vingt-quatre pieds un pouce. Son fondement est de roche vive, qui avance inégalement de tous côtés, laissant seulement un peu d'espace uni dans le milieu, qui est entouré du rocher de toutes parts, et beaucoup plus bas que l'entrée de la salle et le bas de la muraille. Cette pyramide est dans un lieu fort désert, et comme elle est à l'écart, et qu'il n'y a rien au dedans de fort remarquable, plusieurs de ceux qui vont voir les Momies la laissent à côté sans s'en approcher. (Thévenot, Voyage du Levant, chap. 6 ; Coppin, Voyage d'Egypte, chap. 21)
Source : Google livres