mardi 13 novembre 2012

“Il serait curieux de savoir de quelles machines on se servait alors pour élever de si grosses pierres, mais par malheur, les historiens de ce temps-là n’en disent rien” (Nicolas Gueudeville - XVIIIe s. - à propos de la construction des pyramides)



Un texte extrait de l’ouvrage Atlas historique, ou Nouvelle introduction à l'histoire, à la chronologie & à la géographie ancienne & moderne : représentée dans de nouvelles cartes, où l'on remarque l'établissement des états & empires du monde, leur durée, leur chute, & leurs différents gouvernements : la chronologie des consuls romains, des Papes, de empereurs, des rois & des princes, &c. qui ont été depuis le commencement du monde, jusqu'à présent : et la généalogie des maisons souveraines de l'Europe, par Henri Abraham Chatelain et Nicolas Gueudeville, circa 1721

Henri Abraham Chatelain (1684–1743) était un pasteur huguenot d'origine parisienne. Il a vécu consécutivement à Paris, à St. Martins, à Londres, à La Haye et à Amsterdam. Cet artiste graveur savait combiner une foule d'informations historiques et géographiques avec une gravure délicate et une composition simple. Il incarne un superbe exemple de l'âge d'or de la création de cartes en France. 

Son “Atlas Historique” était l'une des meilleures encyclopédies néerlandaises de l'époque. D'abord publié en 1705, il faisait partie d'une immense encyclopédie en sept volumes. Le texte a été compilé par Nicolas Gueudeville et Garillon avec un supplément de H.P. De Limiers et les cartes, gravés par Chatelain, étaient accompagnées d'informations sur la cosmographie, la géographie, l'histoire, la chronologie, la généalogie, la topographie, l'héraldique... 

Né en 1652 et mort en 1721 à La Haye, Nicolas Gueudeville était un moine bénédictin défroqué, devenu journaliste, pamphlétaire, traducteur, historien et écrivain.

Planche n°1
“On voit au couchant du Nil près du Caire les ruines de l'ancienne Babylone d’Égypte, et celles de l'ancienne Memphis, qui ont été toutes deux successivement capitales de l’Égypte et l'on croit que le Caire a été bâti de leurs ruines.
On voit aussi du même côté ces fameuses pyramides qui ont été mises par les Anciens au rang des Merveilles du Monde : nous en parlerons plus particulièrement ci-après. A trois lieues de ces pyramides, on trouve aussi des puits de momie, qui sont d'anciens tombeaux, d'où l'on tire des corps humains embaumés depuis plusieurs siècles, et qui entrent dans le commerce des drogues qui servent de remèdes. (...)

“À l’un des angles, entre l’Orient et le Septentrion, vers le milieu de la pyramide, on trouve une chambre carrée”
Pour revenir maintenant aux pyramides d'Égypte que l’on trouvera représentées ci-après, elles ont fait trop de bruit pour n’en pas toucher ici quelque chose. Il y en avait un grand nombre ; et un illustre voyageur en compte jusqu’à dix-sept. L’on a compté les trois principales entre les Merveilles du Monde : voici ce que je trouve là-dessus.
Ces trois célèbres ouvrages sont à trois lieues du Grand Caire. La plus grande pyramide a huit cents degrés de grosses pierres dont l’épaisseur fait la hauteur du degré, environ de deux pieds et demi chacun. Elle est haute de cinq cent vingt pieds, et large de six cent quatre-vingt-deux en carré. À l’un des angles, entre l’Orient et le Septentrion, vers le milieu de la pyramide, on trouve une chambre carrée. Au haut de l’édifice, c’est une plate-forme qui a seize pieds deux tiers en carré, quoique du bas on la prenne pour une pointe.
La porte de la pyramide, posée au seizième degré en montant, n’est pas tout-à-fait dans le milieu, parce que dans la carrure d’en bas, il y a vers l’Orient trois cent dix pieds, qui ôtés de six cent quatre vingt-deux, en laissent trois cent soixante douze vers le Couchant, si bien que ce côté-là a soixante-deux pieds plus que l’autre. Le Caire est au Nord à son égard. Pour arriver à cette porte, il faut monter une colline, qui joint la pyramide de ce côté-là. Il est fort apparent que le sable qui forme la hauteur ou colline s’est amassé là par la force du vent.
La pierre qui est en travers sur cette porte a onze pieds de longueur, sur huit de largeur. L’entrée, qui est carrée et toujours égale, a de hauteur trois pieds six pouces et trois pieds trois pouces de largeur. Cette entrée, qu’on peut nommer une coulisse, parce qu’elle est fort inclinée, et qui continue sur le même pied en hauteur et en largeur, descend par la pente d’un angle de soixante degrés, de la longueur de soixante et seize pieds cinq pouces, et six lignes.
Après cette descente, on trouve une autre montée de même largeur et en pente comme la première. Par là, on monte la longueur de cent onze pieds, et on trouve deux allées au bout : l’une basse et parallèle à l’horizon, l’autre haute qui monte et qui a le même penchant que les précédentes.

Planche n°2

“Ce méchant Pharaon qui trouva une autre sépulture dans quelque gros poisson de la mer Rouge”
À l’entrée de la première, on rencontre un puits par où apparemment on descendait les corps en des cavernes pratiquées tout exprès sous la pyramide.
Cette allée basse qui a trois pieds et trois pouces en carré mène dans une chambre voisine. On monte la longueur de cent soixante-deux pieds par l’autre allée  qui est large de six pieds quatre pouces, et des deux côtés deux espèces de banquettes de deux pieds et demi de hauteur qui servent d’appui. On voit au bout de l’allée une salle longue de trente-deux pieds, haute de dix-neuf, large de seize, dont le haut est plat, et fait de neuf pierres qui ont de longueur seize pieds chacune, et quatre de largeur. Au bout de la salle est un tombeau vide destiné, à ce qu’on dit, pour ce méchant Pharaon qui trouva une autre sépulture dans quelque gros poisson de la mer Rouge. Ce tombeau est construit d’une seule pierre, large de trois pieds et un pouce, et cinq pieds d’épaisseur. Cette pierre est une espèce de porphyre, et sonne comme ne cloche quand on frappe dessus.
La seconde pyramide est fermée : on n’en voit que la surface extérieure, qui a six cent trente et un pieds en carré. La troisième était revêtue de ces mêmes pierres dont on avait fait le tombeau de Pharaon ; mais elles sont tombées, et on en voit encore les ruines.
Pour le Sphinx (...), il a vingt-six pieds de hauteur, quinze depuis l’oreille jusqu’au menton ; il est taillé dans la roche vive dont il n’a jamais été séparé. Ce ne peut donc pas être la même tête dont Pline a parlé. Ce Sphinx est rempli de sable, ayant par derrière une cave ou grotte qui va sous terre. Mais si une relation qu’on a imprimée depuis peu sur l'Égypte est exacte et fidèle, les Anciens et les Modernes de sont étrangement abusés, car l’auteur (*) assure que la grande pyramide n’est qu’un rocher à qui on a donné la figure de pyramide, et qu’en dehors on a revêtu de pierres massives. Ce moine allemand témoigne encore qu’aucune de ces pyramides n’est bien carrée ; qu’elles ont deux côtés plus longs que les autres ; et que les flancs n’en sont point égaux, puisque l’endroit qui est au Septentrion a plus de largeur que n’en a celui qui est de l’Orient au Couchant.
Puisque dans cette description qui, à la vérité, n’est pas fort intéressante, mais que j’ai cru devoir insérer en faveur d’une certaine espèce de curieux, on a parlé du Sphinx, il est juste de le faire connaître. Au devant de ces pyramides, on voyait un monstre qu’on nommait Sphinx, d’un marbre dur et poli. Il avait le visage d’une fille, des ailes d’oiseau, et tout le reste du corps, ou d’un chien, ou d’un lion. La tête, si on veut s’en rapporter à Pline, était de cent deux pieds de tour, prise par le front ; sa longueur, de cent quarante-trois ; sa hauteur, depuis le ventre jusqu’au sommet, de soixante et dix, &c.

Le motif des rois d’Egypte en faisant construire leurs pyramides
On demande après cela, quel pouvait être le motif des rois d'Égypte, en faisant construire des superbes et somptueux édifices. Les uns disent que la première destination des pyramides fut de pouvoir serrer des grains contre la disette : on prétend que Joseph en donna le conseil à Pharaon ; et il passe pour vrai qu’encore aujourd’hui il y en a une qui porte le nom de ce saint patriarche. Cependant, dit un savant critique, je ne saurais me persuader que pour conserver du blé, on ait eu recours à tant de pierres. Que pour tirer de la dernière nécessité un nombre incroyable d’ouvriers, on se soit avisé de les charger d’un travail plus insupportable que la misère ; que, pour se garantir de la famine, on ait entrepris des bâtiments qui réduisaient à la pauvreté le monarque et les sujets. De la manière que ces pyramides sont bâties, il n’est pas possible qu’on ait voulu faire de simples greniers. Vous plaît-il des conjectures plus vraisemblables ? En voici.
Ces pyramides furent élevées, dit un ancien écrivain, pour la sépulture des rois d'Égypte ; et selon Pline, ou pour empêcher que le peuple ne fût oisif, ou que ceux qui pouvaient prétendre à la couronne ne se hasardassent de l’usurper dans l’espérance de posséder les trésors qu’on y enfermait. Aristote a cru que ces princes n’ont été portés à cette dépense prodigieuse que pour affermir leur tyrannie, en appauvrissant tous leurs sujets qui, épuisés, d’argent et accablés dun travail continuel, étaient hors d’état de se révolter.
Les autres ont dit que ces pyramides étaient une marque de la vanité des rois d'Égypte ; et que ce n’a jamais été par leur étendue, ni par leur hauteur, ni par le marbre qu’on les a mises entre les sept Merveilles du Monde, mais pour les ouvrages qui sont au bas, et qui ont été couverts par le sable.
En effet, ces pyramides ne sont que de grands morceaux de pierres, où on ne trouve ni ornements, ni variété d’architecture ; et qui ne sont admirables que pour leur grandeur. Il est pourtant certain que plusieurs Anciens ont non seulement vanté beaucoup ces productions de l’art, mais même qu’ils ont été persuadés qu’on aurait eu grand tort de vouloir comparer aux pyramides d'Égypte tout ce qu’il y a eu de plus merveilleux dans l’ancienne Rome.”

Planche n°3

Description des pyramides d’Egypte, tant au dedans qu’au dehors : de leur grandeur, de leur structure, de leur usage, etc., avec une description très curieuse du Sphinx et de ses propriétés

“Les pyramides d'Égypte sont trop célèbres pour n’en donner pas ici la figure et la description aux curieux. (...) Elles sont dans une grande plaine de sable en un lieu un peu élevé, telles qu’elles paraissent dessinées dans la planche n° 1. Il paraît qu’elles sont bâties sur des rochers : les trois plus grosses sont éloignées l’une de l’autre d’environ 200 pas. Il semble, à les regarder de loin, quelles ne soient que de petites pierres parce qu’on s’en croit toujours plus près qu’on ne l’est effectivement ; mais on est surpris, quand on approche, de voir tout le contraire, et ces masses de pierre paraissent si prodigieuses que ce n’est pas sans raison qu’on les a rangées parmi les Merveilles du Monde. Elles avaient toutes autrefois une ouverture par où l’on entrait dans une allée longue et profonde conduisant dans une chambre où étaient enterrés ceux pour qui les pyramides avaient été faites. Mais on ne voit point ces ouvertures aujourd’hui parce qu’elles sont bouchées par le sable que le vent y pousse continuellement.
Il y en avait autrefois environ cent, dont il ne reste plus que celles qui sont gravées dans cette première planche, et la plus grande est la seule où l’on puisse entrer.
La seconde ne se peut voir que par dehors, et n’a point de degrés par où l’on puisse monter dessus. On dit que de loin, elle paraît plus haute que la première, parce qu’elle est bâtie dans un endroit plus élevé. Elle est carrée de même que l’autre, et le sieur Thévenot dit que chacun de ses côtés a par la base six cent trente et un pieds, ce qui ferait 2528 pieds de circonférence ; et elle se termine en pointe si aiguë qu’un homme seul aurait peine à s’y tenir.

“La pierre dont ces pyramides sont bâties a été prise sur les lieux”
La troisième est petite et de peu d’importance. On ne représente ici que ces trois dans la planche n° 2 parce que ce sont les principales des sept qui restent et qui sont ordinairement visitées par les étrangers. Elles étaient toutes placées régulièrement, et chacune de ces trois grandes était, dit-on, à la tête de dix petites, qu’on a de la peine à découvrir aujourd’hui. Ce qui fait croire qu’elles sont bâties sur une roche fort solide, couverte d’un sable blanc, c’est qu’auprès de la plus grande, il y a une ouverture d’où l’on découvre la roche fort aisément. On croit même que la pierre dont ces pyramides sont bâties a été prise sur les lieux, et cela paraît fort plus probable que de dire qu’on l’a apportée de loin. ce qui confirme encore cette pensée, c’est que cette sorte de pierre est une pierre de sable blanc et fort dure, et non pas de marbre comme quelques-uns l’ont écrit.
Assez près de ces monuments d’éternelle durée, on trouve quelques grottes qui ont aussi servi autrefois à enterrer les morts, ce qui fait croire que le lieu où sont bâties ces pyramides est le lieu destiné autrefois à la sépulture des morts, comme sont les cimetières parmi nous. On prétend même que c’était anciennement le cimetière de Memphis, parce que tous les historiens arabes conviennent que cette ville était située au lieu même où ces pyramides sont aujourd’hui, c’est-à-dire vis-à-vis du vieux Caire. Au reste, il faut qu’elles soient toutes bien enfoncées dans le sable, car quand on entre dans la plus grande, il y a des chemins qui conduisent en bas et qu’on dit qui vont fort loin, aboutissant à divers endroits où l’on mettait aussi les corps morts.

Planche n°4

“Le ‘non plus ultra’ de la pyramide”
La plus grande de ces pyramides, la seule où l’on entre et sur laquelle on peut monter, a été bâtie et achevée dans l’espace de vingt ans, selon Pline ; trois cent soixante et dix mille hommes y ont été employés, et seulement en raves et en oignons les Égyptiens y ont dépensé dix-huit cents talents. Cela paraîtrait moins incroyable si l’on considère que ces légumes sont la nourriture ordinaire du petit peuple en ce pays-là, et que ceux qui ont été employés à élever ces lourdes masses n’étaient que des esclaves et des mercenaires à qui l’on ne donnait rien autre chose avec le pain et l’eau.
Il serait curieux de savoir de quelles machines on se servait alors pour élever de si grosses pierres, mais par malheur, les historiens de ce temps-là n’en disent rien.
Pour entrer dans cette pyramide, il faut faire déboucher le trou qui est au bas, et qui est toujours en partie rempli de sable. Ce trou est carré et a environ trois pieds de haut. Avant que d’entrer dedans, il faut tirer quelques coups de fusil pour faire fuir les animaux qui pourraient y être, et ensuite chacun s’y coule avec une bougie à la main. Il faut beaucoup se courber à l’entrée, et l’on trouve une allée qui descend environ 60 pas. Cette allée est voûtée en dos d’âne : la descente en est fort droite, et il faut se tenir des deux côtés du mur pour ne pas tomber sur le nez. Au bout de cette allée, on trouve un passage qui n’est que de la largeur d’un homme, et qu’il faut faire aussi déboucher, parce qu’il est ordinairement rempli de sable. Ce passage est fort difficile, parce qu’il faut se traîner sur le ventre plus de dix pas, en tenant chacun sa bougie. On trouve une voûte à main droite et devant soi, un puits où il faut prendre garde de ne pas tomber. De là, on grimpe sur une pierre de 20 pieds de haut, au dessus de laquelle il y a un espace d’environ 12 à 13 pieds de long ; après quoi, l’on monte par une ouverture qui n’a pas plus de largeur qu’il en faut pour passer. Il n’y a point de degrés non plus qu’ailleurs, mais des trous des deux côtés de distance en distance, où il faut mettre les pieds en s’écartant un peu, et l’on s’appuie contre les murs qui sont d’une pierre fort polie et bien jointe. Il ne paraît point qu’elle soit cimentée. On y voit plusieurs niches, qui font croire qu’il y avait autrefois des idoles dedans. Ce passage a bien 70 pas de haut, et l’on n’y peut monter qu’avec assez de peine. On trouve ensuite un petit espace de plain pied, au bout duquel on rencontre une chambre de douze pas de long et six de large, et d’environ 20 pieds de haut. Elle est couverte de neuf pierres qui ont 4 pieds de large chacune, et toutes traversent la chambre et vont reposer sur les deux murs. Les murailles de cette chambre sont fort polies et au bout, dans un lieu qui regarde la porte, il y a un tombeau vide, long  par dedans de 7 pieds, large de 3, épais de 5 pouces et de trois pieds et demi de haut. La pierre en est grisâtre, et ressemble au porphyre, excepté qu’elle n’est pas rouge. Elle est fort dure et résonne comme une cloche quand on frappe dessus. À côté de cette chambre, il y en a une autre plus petite qui n’a point de tombeau.
Cet endroit est le non plus ultra de la pyramide : on n’y voit plus aucune ouverture, et comme il n’y en a point d’autre que celle d’en bas, on  respire un air fort étouffé.
On peut monter sur ces pyramides par les coins, parce qu’on y a laissé des pierres qui débordent l’une sur l’autre pour servir de degrés, comme on le voit dans la planche n° 4. Ces pierres, depuis le haut jusqu’en bas sont au nombre de 210. Les unes hautes de 4 paumes, les autres de 3, et quelques-unes de 6, par où l’on peut juger à peu près de la hauteur perpendiculaire de cette pyramide. Ceux qui l’ont mesurée de haut en bas disent qu’elle a cent douze brasses, qui reviennent à 616 pieds, et que par le bas, elle est plus large que haute de quatre-vingt-huit pieds environ.”
Source : Google livres
(*) Il s’agit très vraisemblablement de Johann Michael Vansleb (cf. note de Pyramidales sur cet auteur)