mardi 6 novembre 2012

“La majeure partie de la nécropole memphite a été, de tout temps, explorée sans le moindre discernement” (Jacques de Morgan - XIXe-XXe s.)

Explorateur, égyptologue, ingénieur civil de l'École des mines de Paris, directeur du Département des antiquités en Égypte de 1892 à1897 (malgré l'opposition de Gaston Maspero qui aurait préféré à ce poste un "vrai" archéologue plutôt qu'un ingénieur), puis délégué général du ministère de l'Instruction publique aux fouilles de Perse, Jacques de Morgan (1857-1924) a résumé le fruit de son expérience de terrain dans son ouvrage Les recherches archéologiques : leur but et leurs procédés (1906).
En Égypte, il fut notamment responsable des fouilles sur la nécropole de Dahchour.
Dans l’extrait qui suit, l’auteur présente le travail de l’archéologue à la fois dans ses conditions critiques (il a souvent été précédé, sur le lieu d’exploration, par des visiteurs peu scrupuleux) et son amplitude scientifique : les résultats de fouilles sont souvent déterminants dans la compréhension des “grandes lignes de la pensée humaine”.
Un tel constat revient sans doute aujourd’hui à enfoncer une porte ouverte, mais nous devons cette évidence à des générations d’archéologues qui se sont obstinés, partout où un soupçon de civilisation jaillissait du sol, à décrypter le langage de la pierre.

“Les textes originaux, tels que ceux des Pyramides et le Livre des Morts, sont d'une interprétation extrêmement ardue. Bien des années s'écouleront avant qu'on soit à même d'en pénétrer à fond la philosophie. Il en est de même pour tous les textes religieux de la Chaldée, de l'Egypte, de la Phénicie : le côté dogmatique et rituel apparaît sans que nous puissions encore préciser avec certitude les lois générales d'où il découle.
Cette ignorance des bases fondamentales de la société empêche le plus souvent d'y pénétrer. Si nous savons comment pensaient un Grec et un Romain, nous ne pouvons connaître quels sentiments guidaient les actes d'un Chaldéen, d'un Assyrien, d'un Elamite, d'un Egyptien, d'un Etrusque ou d'un barbare du Nord.
La plèbe, comme toutes les plèbes, obéissait bien certainement à des instincts et à des pratiques au-dessus desquelles se tenaient les classes dirigeantes. En Egypte,les prêtres et l'aristocratie envisageaient la religion tout autrement que le peuple ne la comprenait. Le Pharaon fils du soleil gouvernait par les dieux tout comme les rois d'Assour et la plupart des souverains de l'antiquité, mais il était gouverné lui-même par des sentiments restés encore mystérieux pour nous.
Les éléments d'appréciation nous manquent pour juger sainement des grandes lignes de la pensée humaine, et l'archéologie ne les fournira que bien lentement, si jamais elle les donne. Nous en sommes réduits à rapporter tous les faits historiques à l'intérêt brutal qui sans doute jouait un très grand rôle dans ces sociétés primitives, mais n'était pas seul d'autres mobiles se combinaient avec lui. (...)

“Avec la IVe dynastie, nous entrons dans une civilisation complète”
Que s'est-il passé en Egypte entre le dernier des rois d'Abydos et le premier monarque connu dans l'histoire ? Combien de siècles, de milliers d'années peut-être, se sont écoulés ? Nous n'en possédons pas la moindre notion. Toujours est-il que les sépultures de Négadah et d'Abydos nous montrent une civilisation dans son enfance, une religion à peine formée, quoique différente de celle qui était en usage aux temps néolithiques, et qu'avec la IVe dynastie, nous entrons dans une civilisation complète, avec ses arts, son gouvernement, ses armées, ses croyances religieuses définitivement fixées pour des milliers d'années.
Nous connaissons, il est vrai, quelques monuments importants, peut-être antérieurs la IVe dynastie, la pyramide à degrés de Saqqarah, entre autres. Mais nous ne possédons rien de positif antérieurement à Snéfrou, sauf Negadah et Abydos.
L'Egyptien, désormais, construira pendant des siècles des pyramides pour abriter la momie de ses rois, et des mastabas pour les personnages d'importance. Quant au peuple lui-même, il cherchera, comme par le passé, le repos éternel dans une simple fosse creusée sur les coteaux du désert, après que son corps aura été plus ou moins mal transformé en momie.
Les pyramides sont nombreuses en Egypte et en Nubie. Celles de la basse vallée du Nil sont les plus anciennes. On n'en voit plus aujourd'hui qu'un petit nombre, car beaucoup ont été exploitées en carrières et rasées de telle sorte qu'il n'en reste plus qu'un faible monticule méconnaissable.
En fouillant la nécropole de Dahchour, j'ai retrouvé trois pyramides dont  rien ou presque rien ne signalait la présence et qu'aucun des nombreux savants qui ont visité la région n'avait remarquées. Ce fait prouve qu'une exploration méthodique de la lisière du désert permettra de retrouver un grand nombre de monuments de ce genre.
Les pyramides sont groupées entre la région du Fayoum et le désert voisin du Caire sur la rive gauche du Nil. Elles sont, à peu de chose près, réunies par époques. Ainsi les monuments de la IVe dynastie sont en majorité à Ghizeh et Abou-Roach, quoi qu'il y ait à Dahchour bon nombre de mastabas contemporains de Snéfrou. Ceux de la Ve à Saqqarah et Abou-Sir ; de la VIe à Saqqarah ; de la XIIe à Dahchour, à Licht et peut-être aussi au Fayoum.
La pyramide de Meïdoum est attribuée au roi Snéfrou.
Thèbes nous montre le lieu de sépulture de quelques-uns des Entef de la XIe Dynastie.
La Nubie contient un grand nombre de pyramides, monuments de basse époque par rapport à ceux de l'Egypte.


Dahchour

Éléments du terrain funéraire royal
Les tombes royales de l'Ancien et du Moyen Empire sont les monuments funéraires les plus vastes qui jamais aient été construits. Ils comprennent plusieurs parties très distinctes, ayant chacun leur but spécial et dont on retrouve les traces dans toutes les sépultures royales de ces époques.
La pyramide proprement dite s'élevait dans une aire limitée par un mur d'enceinte réservée à la famille royale ; dans cette aire, et le plus souvent à la porte de l'enceinte, se trouvait le temple funéraire et quelquefois aussi les appartements des prêtres chargés de l'entretien des monuments.
La disposition relative de ces diverses parties du terrain funéraire royal est extrêmement variable. Mais l'appropriation des diverses parties est générale, tant sous l'Ancien Empire que sous le Moyen.
La pyramide elle-même varie de forme, de dimensions, de dispositif intérieur et de matériaux, suivant la fantaisie du souverain qui l'a construite.
L'enceinte, toujours rectangulaire, est variable de forme, d'étendue et de matériaux de construction.
Les côtés de l'enceinte sont toujours parallèles aux côtés de la base de la pyramide qui, eux-mêmes, sont orientés sensiblement du nord au sud et d'est en ouest.
Les sépultures princières, situées dans le terrain réservé, occupent, par rapport à la pyramide, une position arbitraire.
L'entrée de l'enceinte, celle du temple et celle de la pyramide ne se présentent pas toujours sur le même côté des constructions.
En dehors de l'enceinte sont groupés, en nécropole, les tombeaux des principaux fonctionnaires du souverain qui a construit la pyramide.
En somme, bien que les diverses parties se rencontrent dans toutes les nécropoles royales et princières de l'Ancien et du Moyen Empire, leur disposition varie pour chaque groupe, et l'exploration de chacun de ces groupes exige,pour être scientifique, une méthode rigoureuse ne laissant place à aucune supposition sans contrôle.

“On ne rencontre de tombes intactes que fort rarement”
Bien des pyramides ont été ouvertes par les indigènes, soit pour leur propre compte, soit pour celui d'archéologues ne surveillant pas eux-mêmes leurs travaux ; la plus grande partie des renseignements que doit fournir un terrain funéraire royal ayant été perdue dans ce cas, les fouilles sont à recommencer.
J'ai dit que les tombeaux des grands personnages d'une époque sont généralement groupés autour de la pyramide du souverain sous lequel ils ont vécu. Ces tombeaux se composent de deux parties : le mastaba ou temple funéraire, construit sur le sol, et les appartements du mort, creusés dans le sol et reliés à la surface par un puits ou un couloir incliné débouchant dans l'une des salles du mastaba.
Les appartements funéraires étaient, au moment de l'enterrement, fermés pour toujours à l'aide de blocs de pierre préparés à l'avance, ou simplement de terre. A Licht, dans la grande pyramide, le couloir a été bouché à l'aide d'un obélisque de granite qu'on y a fait glisser.
On peut dire, d'une manière générale, que toutes les pyramides et presque toutes les sépultures des princes et des grands personnages ont été spoliées.
On ne rencontre de tombes intactes que fort rarement ; elles ont échappé aux profanateurs et exigent, pour être retrouvées aujourd'hui, un examen du sol tellement minutieux que l'archéologue ne doit pas quitter le terrain de ses travaux pour s'en rapporter à des contremaîtres indigènes, ainsi que cela se pratique trop souvent.
L'aspect du sol voisin d'une pyramide permet de reconnaître, de suite, sur quelles faces de l'enceinte se trouvent les mastabas contemporains. Le sable du désert renferme non seulement les roches naturelles aux collines sur lesquelles il repose, mais aussi des éclats de matières étrangères, telles que le calcaire blanc de Tourah, l'albâtre et le granite.
Souvent le mur d'enceinte du terrain princier a disparu ; quelquefois aussi il ne reste plus de la pyramide qu'un amas informe de décombres. (...)
… la majeure partie de la nécropole memphite (Ghizeh, Abou-Sir, Saqqarah) ayant été, de tout temps, explorée sans le moindre discernement, les déblais souvent jetés sur des terrains encore vierges, il y règne un tel désordre que l'exploration complète serait aujourd'hui longue, difficile et extrêmement coûteuse.
Pendant mon séjour à Saqqarah, j'étais véritablement découragé par ce dédale où chacun avait mis du désordre et où cependant il reste encore tant à faire.”

Source : Gallica