jeudi 8 novembre 2012

“L'effort pour comprendre cette immensité est presque douloureux ; s'en figurer l'ancienneté, presque impossible” (Blanche Lee Childe - XIXe s., devant les pyramides)

Dans son récit Un hiver au Caire : journal de voyage en Égypte (1883), Blanche Lee Childe ( ? - 1886) ne s’encombre pas de considérations techniques sur les pyramides qu’elle visite en compagnie d’une certaine Lady G., ainsi que de leurs “femmes de chambre européennes” auxquelles elles laisseront le plaisir d’escalader, à leur place, la pyramide de Khéops.
Fille du sculpteur Henry de Triqueti et nièce du général américain Robert Lee, Blanche Lee Childe était amie de Pierre Loti, lui-même auteur de “Minuit d’hiver en face du Grand Sphinx” (extrait de La Mort de Philae - 1908 -, repris dans Pyramidales ICI), qui la décrivit en ces termes : “(Elle est) une amie noble et exquise, dont je retrouve l’image inoubliable, étrangement vivante, chaque fois que j’ai le temps de penser”. (texte complet de la note de Pierre Loti)



Médaillon, représentant Blanche Lee Childe,
exécuté par son père, le sculpteur Henri de Triqueti

“2 janvier. Voici enfin le jour de notre expédition à Gizeh.
La première vue des pyramides, en arrivant au Caire, n'est ni grandiose, ni saisissante. Les formes nous en sont si familières qu'elles ont quelque chose de “déjà vu”, et elles sont trop lointaines pour être dans le paysage autre chose qu'un trait caractéristique, ni décoratif, ni considérable. Puis, successivement, nous les avons vues à l'horizon, de tous les points, presque de toutes les routes environnant te Caire, et nous sommes inconsciemment habitués à ces triangles, se détachant en bleu sombre ou se fondant dans la brume argentée. Mais aujourd'hui, ces fantômes vont devenir des réalités.
Nous suivons la chaussée qui longe l'autre rive du Nil, sous une belle allée d'acacias touffus qui se croisent sur nos têtes. Entre nous et le fleuve s'étend une large bande de terre chocolat, à peine quittée par les eaux, et que l'on sème chaque jour à mesure qu'elles se retirent. Nous dépassons le palais de Gizeh, gardé par des sentinelles à cheval et habité par le vice-roi, et tournons dans un petit village en décombres.
Comment des créatures humaines peuvent-elles vivre dans de tels bouges ? Nous frayons difficilement notre chemin à travers des monceaux de maïs qui sèchent sur la route en l'obstruant et que l'on charge sur des ânes et des chameaux. On crie, on se fâche, on accroche et l'on passe enfin, comme toujours.
Alors, la chaussée, libre, reprend, droit vers l'ouest, jusqu'aux pyramides. Des deux côtés, des champs, des plantations se succèdent. Tout est cultivé avec un soin très grand et partout coupé de rigoles de drainage, car, jusqu'au mois de novembre, tout ceci est recouvert par le Nil.
Nous voyons les fellahs draguer, avec de longs filets, le canal qui longe la route, tirant de chaque rive par des cordes, avec les mêmes attitudes, presque les mêmes costumes, que dans les peintures anciennes.


Illustration de Lance Thackeray (1908)

“Rien n'avait pu me donner d'avance une idée de cette région étrange, aux proportions colossales”
Devant nous, les pyramides grandissent, dorées au soleil du matin. L'air est d'une limpidité si merveilleuse qu'il semble que le regard puisse traverser tous les objets. Enfin, nous arrivons à une rampe abrupte que les chevaux montent au galop, et subitement la masse se dresse devant nous, remplissant l'espace, le ciel, l'horizon. A côté, derrière, plus loin encore, d'autres masses presque semblables ; tout autour, des tombes, des rochers, des monticules creusés.
Non, rien n'avait pu me donner d'avance une idée de cette région étrange, aux proportions colossales. L'effort pour comprendre cette immensité est presque douloureux, s'en figurer l'ancienneté presque impossible.
Une horde de Bédouins, criant, gesticulant, nous entoure ; nuée de mouches harcelantes, aux
burnous noirs et aux turbans blancs. Ils sont une tribu â part et se succèdent de père en fils, sous les ordres d'un cheik, comme gardiens des pyramides et sangsues des voyageurs.
Nous ne voulons ni gravir, ni entrer dans la pyramide, Je ne suis pas de force à faire l'une ou l'autre entreprise. Mes compagnons l'ont faite autrefois et n'en ont plus la curiosité. Mais Lady G., et moi avons emmené dans une voiture qui nous suit, nos femmes de chambre européennes, et, comme elles en meurent d'envie, nous nous donnons l'amusement de les faire monter devant nous.
Trois Arabes, en chemises bleues, s'emparent de chacune des femmes, et les tirant, les poussant, les soulevant, ils leur font escalader les premiers énormes gradins. Rapidement, plus peut-être qu'elles ne le voudraient, elles sont hissées par leurs guides. Nous les suivons du regard, diminuant de grandeur, grimpant le long de la crête de l'angle de la pyramide, jusqu'à ce que, réduites à la proportion de mouches grises, poussées et entourées de mouches bleues, elles nous donnent en quelque sorte la mesure de la proportion colossale de l'énorme masse. Leur descente de l'autre côté est plus laborieuse, et elles arrivent haletantes, leurs chaussures en lambeaux, et avec une courbature qu'elles garderont plusieurs jours.

“Admiration pour Chéops”
Ce qui me frappe avant tout, c'est le ton d'or fauve de cette masse : comme elle mérite bien le nom gravé il y a soixante siècles dans ses flancs : “Knout la Brillante !” ; c'est aussi le peu de destruction apparente dans cette énorme pile. Nous avons beau savoir que le revêtement extérieur, que les assises du bas ont été enlevées pour construire les grands édifices du Caire, rien ne semble l'avoir diminuée.
Enfonçant péniblement dans le sol rocailleux, et les monceaux de déblais et de pierres, nous en faisons le tour (presque un kilomètre entier).
Un peu à l'ouest, au delà, se dresse la seconde pyramide, à peine moins haute et conservant une partie de son revêtement luisant qui la rend inaccessible. Elle me frappe moins ; est-ce parce que je suis tout absorbée par mon admiration pour celle de Chéops ? Est-ce parce que, plus loin, on en aperçoit une troisième moins grande, puis d'autres plus petites, puis d'autres encore ?
Tout autour de nous, sur l'îlot de rochers qui fait une esplanade grandiose à cette famille de monuments, sont semées des tombes ouvertes, des excavations funéraires.
Rien n'est fatigant comme de traverser ce sable, là où, amassé par le vent, il atteint de grandes épaisseurs. Les Bédouins qui se sont attachés à nos pas en troupes irréductibles, malgré nos réclamations, nous aident avec zèle. Je ne sais comment je serais arrivée, sans leur secours, jusqu'au temple de granit, découvert par Mariette, noyé dans le sable, en avant des grandes pyramides. Ici l'ancienneté, la grosseur extraordinaire des blocs, des murs de granit rose, confondent absolument l'imagination. Pas une moulure, pas un ornement. Des salles carrées, séparées par des assises de cinq à six mètres de long, lisses, aux jointures à peine visibles. Est-ce de l'architecture ? C'est, en tout cas, le dernier mot de la simplicité et de la force que ce monument de vingt siècles plus ancien qu'Abraham et que nous retrouvons dans toute la perfection de sa structure cyclopéenne.

“Une roche étrange qui émerge du sable”
Contournant un monticule où nos pas enfoncent, nous arrivons dans un creux, devant une roche étrange qui émerge du sable.
Le sphinx ? Est-ce bien là ce sphinx dont, enfant, nous avons rêvé, qui résumait en une mystérieuse énigme toute cette légende de l'histoire d'Egypte ? Ce sphinx, que nous gardions comme le dernier mot, comme le couronnement de cette journée de merveilles ? Je crois que l'impression que l'on en reçoit dépend beaucoup du côté par lequel on arrive.
Pour moi, le monstre gigantesque n'a été, à première vue, qu'un rocher représentant vaguement une tête humaine. Ma déception est cruelle. Ce n'est qu'en avançant, en gravissant les montagnes de sable que le vent accumule autour du colosse, que j'arrive à le voir autrement, à le comprendre, malgré les mutilations de sa face, malgré l'ensablement de son corps.
Néanmoins, le grand monstre accroupi, sentinelle veillant sur les pyramides, son visage moqueur tourné vers le soleil levant, restera pour moi comme le souvenir d'une douloureuse déconvenue, Je ne l'ai pas reconnu,  et est-il quelque chose de plus humiliant que de méconnaître à première vue l'objet d'une longue et ardente curiosité, que dis-je, d'une ancienne passion ?”

Source : Gallica