lundi 19 novembre 2012

“Les pierres (du revêtement des pyramides) font voir qu'elles n'ont pas été mises après coup, mais qu'elles ont été liées et enclavées, à mesure que l’on élevait le lit de pierre auquel elles correspondent” (Dominique Jauna -XVIIIe s.)

Qui était le chevalier Dominique Jauna ? On sait de lui qu’il fut conseiller de Sa Majesté l'impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, et qu’il est l’auteur d’un ouvrage qui fera l’objet de trois publications dans ce blog : Histoire générale des roïaumes de Chypre, de Jerusalem, d'Arménie, et d'Egypte : comprenant les croisades, avec plus d'exactitude qu'aucun auteur moderne les ait encore rapportés, et les faits, les plus mémorables, de l'empire ottoman, depuis sa fondation jusqu'à la fameuse bataille de Lepante, où finit cette histoire, dans laquelle on trouve aussi l'anéantissement de l'empire des Grecs ; on y a ajouté I. L'état présent de l'Egypte ; tome 2, 1747.
Mais a-t-il visité l’Égypte ? D’où tenait-il ses informations à la base de ses longs développements sur les pyramides du plateau de Guizeh ? Faute de renseignements, on ne peut que suivre l’auteur dans ses observations et descriptions.
Dans cette première note, a été reprise une longue approche des trois pyramides majeures du plateau : leur situation, les structures externes annexes (chaussées, temples), nature, origine et mise en place des matériaux de construction... On pourra prêter une attention particulière à la démonstration, visant à “détromper la postérité de ses contes”, selon laquelle la grande pyramide, à l’instar des deux autres, a été achevée, couverte et fermée.

From Glimpses of the world : a portfolio of photographs of the marvellous works of God and man. (Chicago : Peale, 1892, 1907) Stoddard, John L. (John Lawson) (1850-1931), Author
“Il y a plusieurs pyramides en Égypte ; mais les plus belles, les plus entières, aussi bien que les plus grandes, sont celles qui sont bâties presqu'à l’opposé de ce qui s'appelle aujourd'hui le vieux Caire, estimé par beaucoup d'autres le lieu même où l'ancienne Memphis était bâtie ; mais, selon la meilleure opinion, ces écrivains se trompent, car Memphis était sur la rive occidentale du Nil, au lieu que le vieux Caire, ou Fostad, est sur la rive orientale de ce fleuve.
Ces pyramides sont les plus septentrionales de toutes celles qui se trouvent en Egypte, et les plus voisines du Delta, posées sur la rive gauche du Nil, et sur le penchant d'un rocher qui s'élève derrière elles à une hauteur très considérable, par une pente assez douce ; car les montagnes, dont nous avons parlé, qui bornent le Nil au couchant du côté de la Libye, s'abaissent en cet endroit, dans l'espace d'une grande lieue.
Sur l'extrémité de cette pente, à la hauteur de 150 pieds, ou environ, du terrain que le Nil arrose, les pyramides sont élevées sur un terrain aplani à la pointe du marteau, et rendu de cette sorte horizontal. Cela paraît principalement à la seconde des deux grandes pyramides, à l'entrée de laquelle, du côté de l’Ouest et du Nord, il paraît un fossé taillé dans le roc, de la hauteur de 30 à 35 pieds. C’est par là que le terrain s'élève vers la montagne. Du côté de l’Est et du Sud, qui tourne vers le Nil et la plaine, il n'y a aucune élévation. Le terrain, au contraire, y est naturellement en glacis.
Les pyramides sont assez proches de la plaine. Celle des trois grandes, qui en est la plus voisine, n'est pas dans une moindre élévation que les deux autres. Elle s'avance considérablement sur le bord de la colline, qui est fort escarpée du côté du Nord et du Delta. C'est l’endroit ordinaire, par où on l’aborde. À peine peut-on y grimper contre la raideur de la pente, qui se trouve couverte de sable et de petits morceaux de pierre de marbre, et de tout ce qui a été employé à la construction de la pyramide.

La chaussée qui servait à “la conduite des pierres et des marbres”
Le terrain, qui regarde le Levant s'étend davantage vers la plaine ; et là où il vient à finir, on voit encore une élévation de grosses pierres, laquelle unissait autrefois à la plaine le monticule aussi escarpé en cet endroit. C'était par cette chaussée, par cette digue, ou par ce chemin, comme on voudra le nommer, qu'on y abordait. Outre cet usage, il servait encore, selon toutes les apparences, à la conduite des pierres et des marbres, lesquels étant apportés jusqu'au pied, par un canal du Nil, ne pouvaient, à cause de leur grosseur prodigieuse, être conduits à la pyramide que par une route égale et solide, comme était celle-ci. Elle ne paraît pas néanmoins aujourd'hui absolument droite ; elle se recourbe du milieu vers le Nord ; mais je crois qu'elle se recourbait de même vers le Sud ; c'est-à-dire que cette chaussée était beaucoup plus large par l’endroit où elle aboutissait au Nil que par celui où elle était jointe à la hauteur de la colline, puisque la commodité et l’utilité voulaient qu'on débarquât en cet endroit les matériaux étrangers, destinés à la construction de la pyramide. De là, on les conduisait ensuite peu à peu sur l'élévation, par un chemin qui ne demandait plus la même largeur.
Si on ne voit plus aujourd'hui de vestiges de l’étendue de cette chaussée, qui devait se recourber vers le Sud, comme ils restent encore vers le Nord, c'est que les eaux du Nil, qui abordent la chaussée par cet endroit, d'où elles descendent, l’ont plus usée, en se brisant contre elle, et ont, par la même raison, épargné le côté que celui-ci mettait à l'abri.
On pourrait, sans doute, vérifier tout ceci, en creusant la terre, et recherchant les fondements.

Le Sphinx, “une tête prodigieuse, sur un corps proportionné”
Photo de G. Lékégian & Cie
Des deux autres grandes pyramides, la roche baisse d'elle-même insensiblement vers la plaine. Vis-à-vis de la seconde pyramide, et directement à l’Orient, est le Sphinx, dont il est parlé dans toutes les Relations. II n'est pas moins éloigné de la pyramide que de 300 pas, et de 200 de l’endroit que le Nil vient baigner dans sa hauteur.
Ce Sphinx est une tête de femme, jointe à un corps de lion couché sur son ventre. La tête
serait encore dans son entier, si elle n'eût été défigurée, apparemment par les Mahométans. On lui a cassé le nez. Le corps a été gâté par la longueur des ans. On en voit seulement aujourd'hui la figure, dont le bas est enseveli sous les sables. C'est une tête prodigieuse, sur un corps proportionné. Comme plusieurs auteurs en ont parlé, je me contenterai d'ajouter aux mesures qu'ils en ont donné, qu'encore que cette tête soit creuse par dessus, il n'y a de cette capacité point de correspondance à la bouche, ni à aucun autre endroit de l’intérieur de la figure, par où on ait pu la faire parler, comme quelques-uns l’ont prétendu. J'ajouterai que ce creux de la tête de l'idole a très peu de profondeur, bien loin de correspondre au dedans de la première pyramide, comme on se l'est figuré. II serait bien plus naturel de penser que le canal (s'il était durable) mènerait au dedans de la seconde pyramide, à laquelle il correspond si parfaitement par sa position. (...)
Je pense au reste que cette Idole était autrefois couverte par un toit. Les preuves que j'en ai sont que la tête est aujourd’hui aussi entière par les endroits où elle n'a pas été violentée par les mains des hommes, que si elle venait d'être seulement achevée. La peinture, dont elle était couverte, reste encore. On voit d'ailleurs tout à l'entour une manière de circuit, que les sables, dont elle est couverte, tiennent plus élevé que le reste.

Les temples de la 2e et 3e pyramides
En remontant de ce Sphinx vers la seconde des grandes pyramides, au devant de laquelle, et justement au milieu, il se trouve posé du côté de l’Orient, on trouve à quarante pas de la pyramide encore le reste d'un temple, qui en occupait presque toute la face. Il y en a un pareil, et plus entier encore, au devant de la face de la 3me pyramide. Il est tourné, comme celui-ci, du côté du Soleil levant ; mais il a cela de particulier qu'il a de son portique, ou de son entrée, une chaussée, ou chemin en droite ligne, qui s'étendait apparemment autrefois d'une pente insensible jusqu'au bord de la plaine par un espace de mille pas, ou environ. II en reste encore 300 pas au moins ; c'était par là qu'on arrivait au temple, qui est à peu près de figure carrée. II y avait au dedans quatre piliers, qui soutenaient, sans doute, une voûte, dont l'autel, ou l’ldole, devait être couvert ; on tournait autour de ces piliers, comme par une manière de collatéral. (...)

Cliché de Francis Frith

Des pierres “d’une grosseur prodigieuse”
Je parle de la troisième des grandes pyramides ; c'est-à-dire de celle dont on attribue la fabrique à cette fameuse beauté qui exigeait de chacun de ses amants, pour prix des faveurs qu'elle leur accordait, une pierre de cette pyramide. Le nombre en est trop considérable pour ajouter foi à l'histoire. On peut dire aussi qu'une des pierres de marbre granite rendue, et posée sur la pyramide, n'était pas un présent que beaucoup de personnes eussent pu faire, puisque le marbre devait être tiré des montagnes, qui sont près du mont Sinaï, ou au moins des extrémités de la Haute-Egypte, où des personnes dignes de créance m'ont assuré qu'il se trouve des montagnes entières de ce marbre, dans lesquelles on voit encore des colonnes toutes taillées, et prêtes d'être séparées de la carrière.
Ces montagnes répondent sur le Nil, et sont entièrement escarpées ; en sorte que, dans la hauteur du fleuve, on peut descendre, du bord de la carrière, dans les bateaux mêmes, les pierres qui en ont été tirées. Ces pierres étaient d'une grosseur prodigieuse, comme on le juge encore de quelques-unes qui restent en leur entier dans les débris qui se trouvent au pied de cette pyramide, et même dans leur première situation ; c'est-à-dire, aux endroits où elles étaient placées dans le revêtement (1) de la pyramide, où l’on en voit encore 5 ou six. Il est aisé de juger, par l’état des morceaux des débris qui font au pied, et même par certaines pierres, dont partie est restée attachée à la pyramide, et partie a été enlevée, que cette pyramide n'a été découverte, ou déshonorée de son revêtement, que par violence, et non par la longueur des ans. On a voulu profiter du marbre ; et, comme les pierres se trouvèrent trop grosses pour être emportées, et trop dures pour être séparées par la scie ou par quelque autre art, on a cherché à les briser, à les fendre, ou à les éclater avec des coins de fer ; ce qui parle encore aujourd'hui.
La seconde des pyramides, autour de laquelle règne le fossé taillé dans le roc, dont j'ai déjà parlé, n'était couverte que de pierres dures. La cime en est encore toute revêtue ; le reste a été arraché, selon toutes les apparences ; et on n'a épargné les dernières pierres que par la difficulté et le danger qu'il y avait à les séparer d'un lieu si droit et si élevé qu'il est difficile de monter jusque sur la cime de cette pyramide, par la raison que son revêtement y subsiste encore à la hauteur de cent pieds, ou environ ; on ne pourrait se hasarder de passer sur ces pierres sans un péril visible. Plusieurs grands du pays y ont souvent envoyé des Arabes, et en ont fait rouler des pierres pour satisfaire à leur curiosité : aussi les dernières pierres manquent-elles aujourd'hui, comme on en juge par la seule vue. Toutes ces circonstances ne permettent pas de douter que ce n'ait été de ces débris, et des restes, dont on ne saurait juger sainement que les mosquées principales et les maisons des Grands du Caire ont été ornées, et la plupart bâties.

La plus grosse des pyramides “a été achevée, fermée, et couverte comme les autres”
À l'égard de la première et la plus grosse des pyramides, qui passe dans quelques auteurs pour n'avoir jamais été ni fermée, ni couverte, et que l’on a prétendu avoir été élevée par le Roi qui poursuivit les Juifs dans la mer Rouge, où il demeura enseveli avec son armée. Elle a été achevée, fermée, et couverte comme les autres. Et je l’établirai d'une manière si invincible que la postérité sera, comme j'espère, détrompée de ces contes, que l’on a bien voulu mettre au jour, dans ce siècle-ci, pour suppléer au peu d'exactitude, avec laquelle on a examiné toutes choses.
On a trouvé une pyramide, dont le revêtement avait été a enlevé : on a cru là-dessus qu'elle n'avait jamais été achevée. On a trouvé une pyramide ouverte : on s'est imaginé qu'elle n'avait jamais été fermée. On a trouvé un tombeau vide : on a supposé qu’il n'y avait jamais eu rien dedans ; et là-dessus, on a dit qu’elle devait avoir été destinée pour le Pharaon, ou Roi d'Égypte, qui poursuivit les Israélites, et qui fut perdu dans la mer.
Si l’on examine d'abord trois choses avec attention, on trouve que la pyramide a été incontestablement revêtue. La première est que les deux autres, qui l’ont été sans contredit, puisqu'elles le sont encore en partie, ont été bâties de manière que le revêtement a été posé, à mesure que l’ouvrage s'élevait. En effet, les pierres, qui sont enfoncées, ou entrelacées avec celles qui composent le corps de la pyramide, font voir qu'elles n'ont pas été mises après coup, mais qu'elles ont été liées et enclavées, à mesure que l’on élevait le lit de pierre, auquel elles correspondent. II est donc croyable que la première a été construite de la même façon ; et on le juge encore par certains enfoncements, d'où il est visible que l'on a tiré le marbre, qui y devait être entrelacé.
La seconde chose, qui est encore plus parlante que la première, est que par la disposition où se trouve actuellement cette pyramide, on juge qu'il n'y manque que les dernières pierres, dont elle devait être couverte. Cela suppose que l'on examine tous les degrés de la pyramide, et surtout les derniers qui doivent être les plus entiers, comme ils le sont : qu'on fasse le tour de chaque degré, on verra en mille et mille endroits, par le mortier qui y reste appliqué, qu'il y a eu un autre rang de pierre opposé (2). Les figures y font imprimées ; il est évident qu 'il y en a eu. Elle a donc été couverte et revêtue.

La disposition de l’entrée de la grande pyramide est aussi une preuve qu’elle a été fermée
La troisième chose qui doit persuader cette vérité, et la disposition de l’entrée de la pyramide, qui est aussi une preuve, qu'elle a été fermée ; c'est qu'on voit que cette entrée a été découverte violemment, qu'on a arraché des pierres prodigieuses, dont les éclats de quelques-unes sont encore restés en leur lieu, aussi bien que l'empreinte des autres en plusieurs endroits, pour servir de témoin à la postérité des outrages quelle a reçus.
Enfin, j’ai une preuve que cette pyramide fut couverte de marbre blanc, dans le mortier même qui sert de témoin de l'enlèvement de cette couverture, puisque j'ai trouvé plusieurs éclats de ce marbre mêlé ; et j’en tire cette conséquence que la beauté, ou, pour mieux dire, la rareté de ce marbre en Égypte a été cause qu'elle a été découverte dans la suite par des Princes qui, n'étant pas de la même religion que ceux qui reposaient dans ce tombeau, n'ont pas craint de les déshonorer, et d’employer le marbre à d'autres usages.
II est vrai (...) que si cette pyramide n'était pas couverte de marbre blanc, elle l'était, sans doute, de marbre granite, qui était alors incontestablement en usage, puisque le dedans de ces mêmes pyramides en fait foi, et que son extrême magnificence, ses autres beautés, les soins avec lesquels on voit qu'on a cherché à la rendre durable et fameuse, ne permettent pas de douter qu'elle eût une couverture moins précieuse.
Si on ôtait encore aujourd'hui les débris, dont le pied de ces quatre faces se trouvent embarrassées à une hauteur assez grande, on trouverait peut-être quelqu'une des pierres dont elle était couverte, ou dans sa première position, ou dans un état qui donnerait des preuves certaines de ce que je viens d'avancer ; mais s'il peut rester quelque doute à ceux qui liront cet écrit, sur l'entrée, et le revêtement de la pyramide, j'espère au moins les convaincre de cette autre vérité que la pyramide a été fermée, et dans la suite ouverte avec beaucoup de peine et de dépense. II est à propos pour cela de faire une description des capacités qu'on y découvre.”
Source : Bayerische SaatsBibliothek digital

(1) L’auteur écrit “revêtissement”.
(2) Sans doute faut-il lire “apposé”
À suivre...