mercredi 14 novembre 2012

“Les pyramides ne sont pas, en Égypte, des monuments dépourvus de lien avec toutes les habitudes du temps” (Émile Dormoy - XIXe s.)

À la fin du mois de novembre 1869, Émile Dormoy (s’agit-il de l’ingénieur géologue présenté ici ?) se trouvait en Égypte pour y assister à l'inauguration du canal de Suez. Puis il rejoignit le Caire et, sur invitation du vice-roi, fit partie d'une “expédition” qui remonta le Nil jusqu'à la première cataracte.
Avant d’embarquer à bord du bateau à vapeur, il alla visiter les pyramides de Guizeh, première étape d’un périple qu’il relata dans la Revue contemporaine, 2 série, tome LXXVI, 5 juillet 1870.
Un détail, plutôt anecdotique, peut être relevé du récit de Dormoy : l’auteur remarqua, au cours de l’incontournable ascension de la Grande Pyramde, le sens pratique d’une Anglaise qui, pour escalader le monument, se servait d’un... escabeau, “à peu près la moitié de la hauteur des assises des pierres”. Elle le faisait déplacer d’une assise à l’autre, “de sorte qu'elle transformait ainsi les gradins escarpés de la pyramide en un escalier à pente ordinaire”. Tiens, tiens ! N’aurait-elle pas lu par hasard un certain Hérodote ?
Illustration extraite de Magiclub Voyages
“Pour visiter les pyramides et la nécropole dont elles font partie, on se fait descendre en bateau, sur la rive gauche du Nil, au village de Gizeh. On y trouve des ânes et des guides en quantité beaucoup plus grande qu'on ne pourrait le désirer ; car on est obligé de livrer un premier combat pour parvenir à n'être accompagné que d'un âne et de deux ou trois Arabes. On traverse d'abord une plaine accidentée, très bien cultivée, et semée de magnifiques bois de palmiers ; et l'on arrive bientôt à une route neuve, actuellement encore en construction, et qui s'avance en ligne droite vers la nécropole. Cette route est carrossable ; mais comme il n'y a pas de pont sur le Nil, il faut, si l'on tient absolument à faire cette excursion en voiture, faire préalablement traverser le fleuve à ses équipages sur un ponton.
Les pyramides ne sont pas des monuments isolés. Elles font partie de la nécropole de Gizeh, laquelle dépendait de l'antique cité de Memphis ; et du côté opposé, se trouvait la seconde grande métropole de la ville, celle de Saqqarah. Saqqarah est à trois ou quatre lieues de Gizeh ; la ville s'étendait sur tout l'espace, aujourd'hui désert, qui sépare ces deux villages.
Ces détails topographiques ne sont pas inutiles pour résoudre une question que chacun se pose à l'aspect des pyramides. Quelle était la destination de ces grands monuments ? Cette question a été très controversée ; mais elle est aujourd'hui parfaitement résolue, grâce aux nombreuses découvertes archéologiques que l'on a faites en Égypte, depuis une vingtaine d'années. Sans nous lancer dans une discussion complète, nous dirons cependant quelques mots à ce sujet.
On trouve en Égypte, dans les nécropoles, un grand nombre de pyramides ; et toutes ont servi à la sépulture d'un roi ou d'un grand personnage. Toutes ne sont pas de dimensions colossales, car on en trouve qui ont moins de six mètres de haut. La momie est placée au centre de la construction, dans une petite chambre où l'on ne peut arriver qu'en suivant des couloirs étroits et détournés. Souvent même on a ménagé de faux couloirs qui conduisent à de fausses chambres, vides, afin de dérouter les profanateurs qui seraient tentés de rechercher le corps. Le tout a été soigneusement clos et bouché, puis recouvert d'une enveloppe massive de plusieurs épaisseurs de pierre. 

"La plaisanterie d'un homme d'esprit"
En agissant ainsi, les Égyptiens avaient pour but de dérober le corps du roi défunt aux recherches de Typhon, Dieu du mal, qui l'aurait emporté pour le persécuter dans l'autre monde.
Près de chaque pyramide, ou au moins de chaque groupe, est un temple, qui s'élevait à quelques mètres en avant de la façade orientale. Le roi, déifié comme une sorte d'incarnation de la divinité, y recevait un culte. Ainsi, près des grandes pyramides de Gizeh, l'on retrouve encore un grand Sphinx assis, et un temple en beau granit rose, aujourd'hui enseveli sous les sables. Il ne faut donc voir que la plaisanterie d'un homme d'esprit, dans l'idée émise au sujet de la destination des pyramides par M. de Persigny, idée qu'il développa en brochure, et qu'il appuya des considérations historiques et de magnifiques calculs ; à quoi les calculs ne peuvent-ils pas se plier ! M. de Persigny, qui n'avait jamais visité l'Égypte, finissait par prouver, clair comme le jour, que les pyramides avaient été construites, on pourrait le donner en mille à ceux qui ne connaissent pas le mot, pour empêcher l'invasion des sables du désert dans la vallée du Nil ! Tout démontre, au contraire, comme nous l'avons dit plus haut, qu'elles n'avaient qu'une destination funéraire et religieuse. Du reste, les rois n'étaient pas les seuls qui cherchâssent à dérober ainsi leur corps aux recherches de Typhon. Les simples particuliers agissaient de même, dans la mesure de leurs moyens.



Les Égyptiens croyaient à la métempsycose, doctrine qui a encore aujourd'hui, notamment dans l'Inde et dans l'Afrique centrale, de nombreux partisans. Suivant leur croyance, l'âme de l'homme, après la mort, allait animer le corps d'autres hommes, et même de divers animaux. Elle devait accomplir pendant quatre mille ans ces pérégrinations terrestres ; ce délai expiré, les âmes vertueuses montaient dans des sphères supérieures, tandis que les âmes des méchants étaient condamnées à habiter des astres errants, c'est-à-dire à accomplir une nouvelle période d’expiation. Ils tenaient, avant toute chose, à préserver leurs dépouilles mortelles de toute atteinte ; aussi, se gardaient-ils bien de déposer les corps dans la terre, où ils seraient entrés bientôt en décomposition. Ayant trouvé d'abord l'art de les conserver parfaitement au moyen de parfums et de bandelettes, ils transformaient tous leurs corps morts en momies ; puis, ils plaçaient les momies dans l'intérieur des rochers, où elles se sont en effet conservées pendant six mille ans, et jamais en terre.
Les deux grandes chaînes de montagnes qui enveloppent la vallée du Nil leur servaient de lieux de dépôt; et sur tout leur parcours, on voit encore, dans le roc, les ouvertures des galeries conduisant aux chambres funéraires. Souvent même ces galeries s'ouvrent à dessein sur une paroi à pic, plongeant dans le Nil, et inaccessible. Quand ils n'ont pas pu aller jusqu'à l'une ou l'autre chaîne de montagnes, ils ont toujours, et pour tous leurs tombeaux, creusé le sol jusqu'au rocher, et c'est dans le rocher qu'ils ont établi toutes leurs chambres funéraires, qu'ils se plaisaient à orner de bas-reliefs et de peintures.
J'aurai occasion de décrire plusieurs de ces chambres, car nous avons visité un grand nombre de tombeaux de simples particuliers ; je voulais seulement faire remarquer ici que les pyramides ne sont pas, en Égypte, des monuments dépourvus de lien avec toutes les habitudes du temps : ce sont des tombeaux, bâtis dans le même ordre d'idées que tous les autres, mais plus gigantesques, plus imposants, parce qu'ils appartenaient aux rois, chefs des peuples, et pontifes suprêmes de la mystérieuse religion.
Les trois grandes pyramides de Gizeh sont les tombeaux de Chéops, de Chéphren et de Mycérinus, rois de la quatrième dynastie. La plus grande est celle de Chéops, qui vivait, d'après les recherches les plus récentes des égyptologues, 4235 ans avant J.-C.; ce monument n'a donc pas moins de soixante-et-un siècles d'antiquité. Nous trouverons cependant à Saqqarah des pyramides plus anciennes encore.
La grande pyramide avait originairement 146 mètres de hauteur ; elle n'a plus que 138 mètres, quelques pierres ayant été arrachées à la partie supérieure. Elle était recouverte autrefois d'un revêtement en pierre polie, probablement en granit ; et il était impossible de l'escalader. Mais ce revêtement ayant été détruit, les assises des pierres de la construction offrent aujourd'hui aux voyageurs un escalier tout trouvé pour monter jusqu'au sommet. Chaque assise a environ un mètre de hauteur. 

L'escabeau de l'Anglaise
Dès que le visiteur arrive, une quantité d'Arabes se précipitent à son aide ; et deux d'entre eux le tirent par les bras, le poussent par les jambes, bon gré mal gré, pour le hisser jusqu'au sommet, qu'il serait cependant très facile à un marcheur ordinaire d'atteindre sans aucun secours. Une Anglaise, qui se trouvait là le même jour que nous, avait eu une idée assez pratique. Elle avait apporté un escabeau, ayant à peu près la moitié de la hauteur des assises des pierres, et elle le faisait porter successivement de l'une à l'autre assise, de sorte qu'elle transformait ainsi les gradins escarpés de la pyramide en un escalier à pente ordinaire.
Au sommet de la pyramide, on trouve une petite plate-forme irrégulière, créée par l'enlèvement ou par la chute des blocs qui formaient la pointe : elle est assez étendue pour pouvoir contenir une centaine de personnes ; et chacun s'y arrête un instant, pour contempler le panorama qui s'offre aux yeux.
Le pays étant plat, le paysage en lui même est assez ordinaire ; mais les souvenirs historiques de tout genre qu'il éveille lui prêtent, quoi qu'on en ait, une vertu magique. Devant le spectateur, le Nil déploie son large cours au milieu des champs verdoyants, où sont semées, comme des taches grisâtres, les étroites bourgades de Gizeh, de Fostât et de Boulak ; au delà, les dômes et les minarets du Caire, sa citadelle élevée, et les grands parcs de ses palais, tranchant sur la masse sombre des maisons. Ramenant ses regards vers la droite, on aperçoit au loin divers autres groupes de pyramides ; ceux d’Abouroach, d'Abousir, de Saqqaral, qui sont étagés le long du cours du Nil ; enfin, dans la plaine et près du fleuve, le champ de bataille des pyramides, où tant de braves gens furent impitoyablement massacrés, il y a soixante-dix ans. Dans quel but ? Qui pourrait le dire aujourd'hui ?

"L'excursion, fort pénible, dans l'intérieur de la pyramide, ne vaut pas la fatigue qu'elle occasionne" 
L'intérieur de la pyramide était jadis parfaitement clos de toutes parts ; mais on peut y pénétrer, depuis qu'Amrou, lieutenant du khalife Omar, en fit perforer la face nord, pour en découvrir les chambres souterraines. On arrive ainsi, guidé, entouré, et surtout fortement ennuyé par une troupe d'Arabes, qui soulèvent à grands cris un nuage de poussière, dans un. couloir, d'abord descendant, puis montant. On y éprouve une sensation fort pénible : une odeur de chauves-souris et de renfermé vous prend subitement à la gorge, ce qui n'est pas bien extraordinaire, puisque ces couloirs n'ont pas été aérés depuis Chéops. Quant à l'air respirable, il n'y en a plus ; le peu qui y parvient est complètement absorbé par les nombreux Arabes qui accompagnent, malgré lui, l'infortuné voyageur.
Les couloirs aboutissent aux chambres où se trouvaient déposés le corps du roi et celui de la reine. Le sarcophage du roi est encore en place : c'est un magnifique. monolithe en granit rouge, creusé, sans ornements ni inscriptions. C'est là que les premiers qui pénétrèrent dans l'intérieur de la pyramide, les soldats d'Amrou, durent trouver la momie de Chéops.
En somme, l'excursion, fort pénible, dans l'intérieur de la pyramide, ne vaut pas la fatigue qu'elle occasionne ; et l'on peut visiter d'autres parties plus intéressantes de la nécropole de Gizeh.
Non loin de la grande pyramide se trouve un temple en granit rose, aujourd'hui enseveli sous les sables. Il se compose de plusieurs chambres, qui ne contiennent pas d'inscriptions. Près de lui s'élève le Sphinx. C'est un rocher naturel en calcaire, sculpté sur place, auquel on a donné la forme de cet animal symbolique, un lion colossal accroupi, à figure humaine. Le Sphinx était chez les Égyptiens la représentation d'un dieu solaire nommé Armachis. Celui-ci a la hauteur de 19m,80, c'est-à-dire celle d'une maison à cinq étages. L'oreille a 1m,97, le nez 1m,79, la bouche 2m,32. Le sable accumulé en recouvre toute la partie inférieure, et ce qui en reste apparent est fort dégradé.
On trouve aussi dans la nécropole une grande quantité de tombes de simples particuliers, dont quelques-unes ont été mises à découvert et peuvent être visitées. Chacune d'elles se compose de plusieurs chambres, dont les parois sont couvertes d'inscriptions hiéroglyphiques, de bas-reliefs et de peintures représentant diverses scènes de la vie du défunt. Nous aurons occasion de visiter dans quelques jours d'autres tombes analogues, et beaucoup mieux conservées, dans les nécropoles de Thèbes et de Saqqarah ; mais les voyageurs qui s'arrêtent au Caire et qui ne font pas le voyage de la Haute-Égypte, ne doivent pas omettre de descendre dans quelques-unes des tombes de Gizeh : c'est certainement ce qu'il y a de plus curieux à voir dans toute la Basse-Égypte.”
Source : Google livres