vendredi 16 novembre 2012

Les pyramides sont-elles “un titre de gloire pour le genre humain” ? L’analyse de Louis Deville (XIXe s.)

De l’ouvrage Une aventure sur la mer Rouge (1862) de l’avocat écrivain Louis Deville, auteur de plusieurs récits de voyages, j’ai retenu un court extrait dans lequel l’auteur met en scène deux tenants d’opinions très contrastées sur la construction et la fonction des pyramides : un ingénieur très pragmatique et un “poète ou métaphysicien” aux élans mystiques.
S’agit-il d’une fiction littéraire ou d’un récit relatant des propos non imaginaires ? Qu’importe en réalité ! Les deux “organisations différentes” en présence du même “spectacle” des pyramides sont révélatrices d’opinions que nous avons maintes fois rencontrées au cours de notre inventaire.
Quant à Louis Deville, tout avocat qu’il soit, il se contente de mettre face-à-face les points de vue, sans exprimer sa préférence.

From A pictorial geography of the world. (Boston : Strong, 1849) Goodrich, Samuel G. (Samuel Griswold) (1793-1860), Author.
“Le soleil disparaissait à l'horizon, lorsque les voyageurs aperçurent l'ensemble du Caire. De tous côtés s'élançaient les minarets des mosquées ; le palais de l'Abbassiah et les tombes des kalifes formaient le premier plan de cet immense tableau ; puis les constructions de la ville, groupées en une masse compacte, se prolongeaient du côté de Boulac, jusqu'à la rive du Nil couverte d'abondantes moissons. Quel contraste entre cette luxuriante fertilité et la stérilité du désert ! Au-dessus de la plaine plongée dans l'ombre, les sommets des Pyramides s'élevaient encore resplendissantes de lueurs rougeâtres, et semblaient recevoir les derniers adieux du soleil.

“Voyez, dit Léon, les cimes des palmiers même les plus altiers semblent s'abaisser respectueusement devant les gigantesques constructions bâties par les Égyptiens. Les monuments qui provoquent encore de notre temps l'admiration générale ne peuvent-ils pas aussi inspirer à l'humanité tout entière un juste sentiment de fierté ? La haute destinée réservée à l'homme n'est-elle pas ainsi rendue manifeste ? De pareils édifices prouvent suffisamment la puissance de l'être qui fut créé à l'image de Dieu, ainsi que la Bible nous l'apprend.(...)
Les grands spectacles de la nature me causent une impression profonde ; à mon admiration se joint bientôt un vif sentiment de reconnaissance envers le divin auteur de la création.”

- Voilà bien, répondit l'ingénieur, les paroles enthousiastes d'un poète, d'un artiste ou d'un métaphysicien, l'imagination vous entraîne au delà des bornes fixées par la raison. L'étude des mathématiques ne m'a point prédisposé aux écarts de la fantaisie ; je veux vous dire les pensées que m'inspirent le crépuscule et les Pyramides, vous verrez combien deux organisations différentes peuvent être diversement affectées par la vue du même spectacle. A presque toutes vos affirmations, j'opposerai ou des négations, ou au moins des doutes. Et d'abord les Pyramides ne sont point un titre de gloire pour le genre humain ; elles rappellent, au contraire, que les peuples soumis au joug des Pharaons furent longtemps employés a bâtir ces orgueilleuses sépultures des souverains de l’Égypte. En voyant ces monceaux de pierre, on ne peut s'empêcher de plaindre le sort des malheureuses populations condamnées à l'exécution d'un travail aussi pénible qu'inutile. Combien cette multitude d'ouvriers aurait pu contribuer à la prospérité du peuple égyptien, si elle avait été occupée à faire des routes, ou à creuser des canaux pour régulariser l'inondation du Nil ! Si Chéops, au lieu de faire construire la plus haute pyramide, avait par quelque grand ouvrage d'art contribué à développer la fertilité de l’Égypte, il aurait été mis au nombre des bienfaiteurs de l'humanité, tandis qu'il a laissé le renom d'un orgueilleux despote.

“Les Pyramides, comparées à la taille humaine, sont des monuments d'une hauteur surprenante ; mais combien elles paraissent peu élevées, si on les met en parallèle avec les principales montagnes du globe.
Je vous avouerai que l'orgueil me semble entraîner l'homme à de singulières prétentions. Peut-on admettre, par exemple, que le soleil, 1.328.460 fois plus gros que la terre, soit le très humble satellite de cette dernière, que les innombrables étoiles formant la voie lactée n'aient d'autre mission que d'éclairer notre globe ? Cela semblera peut-être rationnel aux adversaires de la science, mais, quant à moi, une telle opinion me paraît insoutenable. Le créateur de tous ces mondes qui, par milliers, brillent au firmament, s'occupe-t-il de chacune de nos actions ? J'en doute quand je vois ce qui se passe autour de moi et quand je consulte l'histoire ; nous impose-t-il une loi si difficile à exécuter, qu'un jour l'ensemble des condamnations excédera celui des récompenses ? Je ne puis l'admettre, car il faudrait alors dire que Dieu n'est pas souverainement bon, ou qu'il n'est pas tout-puissant ; on arriverait ainsi à nier l'un des attributs essentiels de la Divinité.”

Source : Gallica