lundi 5 novembre 2012

“On reste écrasé, anéanti en face de ces montagnes de pierre” (Lucien Trotignon - XIXe s. - à propos des pyramides)

À part son attrait pour les voyages, on ne sait rien de Lucien Trotignon (1860-19..), auteur du “morceau choisi”, extrait de En Égypte : notes de voyage (1890), que l’on lira ci-dessous.
Ce bref récit m’a paru intéressant, non pas pour ses observations “techniques” qui restent maigrichonnes, parfois inexactes (où donc l’auteur est-il allé chercher un “grand sarcophage” dans la Chambre de la Reine ?), mais plus pour ses remarques sur les moeurs touristiques des voyageurs (qui laissent leurs “noms imbéciles” sur la plate-forme de la Grande Pyramide) et la manière dont évoluaient ou risquaient d’évoluer, à son époque (fin du XIXe s.), les aménagements touristiques : construction d’un hôtel anglais auprès des pyramides (sans doute le Mena House) ; contrôle et confort des visiteurs, dont Lucien Trotignon anticipe la mise en place avec un “tourniquet”, un “funiculaire” et des “guides à casquettes galonnées”. Se non è vero, è ben trovato !
Si les responsables touristiques ont, par la suite, fait d’autres choix pour l’aménagement du site de Guizeh, ils ne se sont peut-être pas tellement écartés des prévisions pessimistes de notre auteur...

“Un beau pont moderne relie les rives du Nil, dominé à l'une de ses extrémités par deux grands lions en bronze calmes et majestueux. Il s'ouvre chaque jour, à une heure déterminée, pour livrer passage aux canges des Fellahs, dont les vergues se balancent, énormes, attachées obliquement, deux ou trois fois plus longues que les mâts.
Juste en face s'embranche une large avenue ombragée qui mène directement aux pyramides
de Gizeh.
Elles apparaissent de loin, toutes roses sous les rayons du soleil matinal, alignées par rang de taille, et leurs trois silhouettes, sans cesse grandissantes, émergent des sables du désert lybique, superbement.
Il faut arriver au pied, presque dans leur ombre, pour découvrir leur dégradation réelle.
Les sultans et les khalifes les firent exploiter jadis comme des carrières. Leurs revêtements de dalles polies ont disparu et sur leurs flancs inclinés s'échelonnent des gradins énormes qu'on ne soupçonnait pas d'abord.
Seule la seconde pyramide, celle de Chéphren, a conservé son sommet intact.
Malgré tout, l'impression est profonde, extraordinaire : on reste écrasé, anéanti en face de ces gigantesques masses, de ces montagnes de pierre, dont la largeur de base surprend encore plus que l'élévation. Et l'on songe avec épouvante aux générations d'hommes usées dans l'accomplissement formidable de l’œuvre.
L'ascension de la grande pyramide de Chéops est classique. Une tribu de Bédouins, cantonnée près de là, se charge d'aider les voyageurs. C'est un monopole, une exploitation à eux concédée et dont ils sont très jaloux.
Deux vous hissent par devant, deux vous poussent par derrière. On franchit de cette façon les hautes assises de la pyramide, et en un quart d'heure on atteint sa plate-forme. Elle a près de quarante mètres de tour.
De là-haut, la vue s'étend, magnifique, avec des aspects divers impossibles à décrire : à l'occident, les escarpements abrupts de la chaîne lybique, les dunes fauves du désert de Gizeh et les groupes lointains des autres petites pyramides. Tout cela d'une désolation sauvage, d'une tristesse imposante pleine de grandeur.
Du côté du Nil, pour faire contraste, la forêt de palmiers sous laquelle dort l'antique Memphis, la plaine verdoyante et grasse où s'éparpillent des villages fellahs et parmi eux celui d'Embaheh, à la place exacte du champ de bataille qui vit la défaite des mamelucks.
Au delà du fleuve, la ville du Caire, couchée au pied du Moqattam, noyée dans le brouillard, ce matin-là, et dont on distingue seulement la citadelle, avec sa mosquée blanche aux minarets effilés.
La plate-forme de la grande pyramide disparaît littéralement sous les noms imbéciles des voyageurs. On y lit même des réclames et des adresses commerciales l
La descente s'opère rapidement, toujours entre les bras des Bédouins.
Une large galerie, creusée à quelques mètres de la base, indique l'entrée du monument. L'armée française a laissé là sa carte de visite sur une dalle de marbre encastrée dans la voûte. (*)

Mena Hotel

La fin de “l’industrie primitive” des Arabes ?
On s'engage à travers un dédale de couloirs étroits, tortueux, obstrués de décombres, si bas à certains endroits qu'il faut presque ramper et marcher sur les genoux. Et bientôt on parvient
dans le caveau royal, une salle immense et nue, à murs de granit, que les bougies des guides éclairent d'une lumière rougeâtre. D'autres passages compliqués vous amènent à un caveau semblable qu'on nomme la Chambre de la Reine. Au milieu de chaque salle, un grand sarcophage est toujours en place, vide, très simple, sans le moindre ornement.
Un hôtel anglais se construit en ce moment auprès des pyramides. Cela ne me dit rien qui
vaille, et l'industrie primitive des Arabes me semble toucher à sa fin. Peut-être, avant qu'il soit
longtemps, verra-t-on, à la porte du désert, un tourniquet installé, avec un personnel de guides à casquettes galonnées et courant le long du tombeau du vieux Chéops, un bon petit funiculaire qui montera doucement, sans secousse et sans fatigue, les gentlemen corrects, les respectables ladies, aux dents longues, et les jolies misses blondes, aux joues roses.
En avant des Pyramides, comme une sentinelle qui les garde, se dresse le Sphinx.
Sa tête colossale est encadrée de larges bandelettes. Les yeux conservent encore une expression vague, mais le nez est camard, rongé hideusement. La bouche et le menton, mutilés, se dessinent à peine.
Des fouilles récentes dégagent le haut de son corps de lion. Vu à quelque distance, il surgit monstrueux, énigmatique, terrifiant.
Son origine, sa destinée ? On les connaît imparfaitement. Il fut sculpté là, sur place, dans un immense bloc de rocher, et représente, croit-on, une antique divinité solaire.
Aïeul des Pyramides, tombant en ruines déjà quand on les bâtissait, il a été contemporain de
dynasties préhistoriques, perdues dans la nuit des âges et qui reportent l'existence de la vieille Egypte à des dates fabuleuses, effrayantes à calculer.”

Source : Gallica

Photo de Jean-Pierre Houdin (zoomer pour tenter d'identifier la "carte de visite" à laquelle font allusion Gérard de Nerval et Lucien Trotignon

(*) Gérard de Nerval écrivait en 1850, dans un article publié par la Revue de Paris, dans lequel il relatait sa visite aux pyramides de Guizeh, effectuée en 1842 au cours d’un périple en Orient : “Nous arrivâmes sans accident à l'entrée de la pyramide. C'est une sorte de grotte aux parois de marbre, à la voûte triangulaire, surmontée d'une large pierre qui constate, au moyen d'une inscription française, la visite rendue à ce monument par nos soldats : c'est la carte de visite de l'armée d'Égypte, sculptée sur un bloc de marbre de seize pieds de largeur. Pendant que je la lisais avec respect, l'officier prussien me fit observer une autre légende marquée plus bas en hiéroglyphes, et, chose étrange, tout fraîchement gravée.
- On a eu tort, lui dis-je, de nettoyer et de rafraîchir cette inscription...
- Mais vous ne comprenez donc pas ? répondit-il.
- J'ai fait vœu de ne pas comprendre les hiéroglyphes.” (cf. Pyramidales)