samedi 3 novembre 2012

“Saluer les Pyramides : quelle enivrante perspective !” (Émile Bourquelot - XIXe s.)

Le lyrisme avec lequel Émile Bourquelot (1824-1896) présentait sa découverte de l’Égypte, dans ses Promenades en Égypte et à Constantinople (1886), nous laissait augurer monts et merveilles.
Au fil de notre lecture, nous constatons que l’engouement est, certes, au rendez-vous. Mais avec un bémol lorsque l’auteur aborde les pyramides. Plus enclin sans doute, par ses fonctions de bibliothécaire et conservateur du musée de la ville de Provins, à une curiosité livresque, Émile Bourquelot a bien consenti à se laisser transformer en “colis non postal” pour l’ascension de la Grande Pyramide, mais pas question de rentrer à l’intérieur du monument de ”Sa Majesté Chéops”, repaire de chauves-souris ! Sa réticence s’accompagne toutefois d’une réelle admiration pour les savants qui s’exposent aux dangers des “sanguinaires vampires”.
On retiendra également ses hésitations sur les propos d’Hérodote relatifs à la “tradition” de la prostitution de la fille de Chéops. L’historien grec est présenté comme faisant en Égypte “un voyage d'agrément et d'études, recueillant avec soin sur son passage tous les potins du pays”, lesquels  étaient nourris par les récits des prêtres égyptiens. Sur ce point, brièvement évoqué par notre bibliothécaire, on ne doit pas être loin de la vérité...


Cliché Lékégian, G. (XIXe s.)

“Voir le beau ciel d'Égypte, saluer les Pyramides et les Sphinx, contempler les monuments les plus vieux et les plus gigantesques du monde, naviguer sur le Nil, parcourir ses poétiques rivages, faire connaissance, ne fût-ce que pendant quelques jours, avec les modernes habitants du mystérieux empire des Pharaons, saisir en passant quelques détails de mœurs locales : quelle tentation ! Quelle enivrante perspective ! Aucun pays n'exerçait sur moi une attraction plus magnétique. Fouler ce sol légendaire, y évoquer le charme et la puissance des souvenirs, voilà un rêve qui m'obsédait depuis longtemps et que je suis enfin parvenu à réaliser. (...)
Que va-t-on donc voir en Egypte ? poursuivait impitoyablement le diplomate. Les monuments, me direz-vous ; mais ce ne sont plus aujourd'hui que d'abominables ruines dont quelques pans de murailles encore debout sont couverts de bonshommes grossiers que l'on croirait tracés par des enfants.
Pour moi, je n'admire en fait de constructions que les œuvres complètes et en bon état.
La Bourse, la Madeleine, le Panthéon de Paris, voilà mon idéal.
-  Et les Pyramides !
- Les Pyramides ne sont que des amas de moellons plus ou moins taillés.
Telle fut la conclusion de l'Égyptophobe.
Ombre courroucée de Mariette, pardonne à l'impie ses hérésies et ses blasphèmes, qu'il ne profère peut-être que pour se rendre original ! (...)

L'admiration des archéologues contemporains d'Abraham
Je puis me livrer pour un instant à un examen sommaire du monument édifié par les ordres du pharaon Chéops, un roi de la IVe dynastie (1).
Cette idée que je suis en face du patriarche des édifices connus qui faisait déjà l'étonnement et l'admiration des archéologues contemporains d'Abraham me rend rêveur.
J'observe d'abord que par suite de la dégradation du revêtement qui recouvrait les faces inclinées de la Pyramide, les assises de pierre, se trouvant à nu, laissent apercevoir des aspérités plus ou moins saillantes et particulièrement à l'angle Nord, le plus dégradé des quatre, où elles forment un gigantesque escalier de 418 pieds de hauteur, deux fois celle des tours de Notre-Dame (2).
Les blocs superposés et taillés à peu près symétriquement sont de dimensions inégales, quelques-uns dépassent un mètre ; de place en place se produisent des solutions de continuité.
On conçoit la difficulté d'enjamber de pareils gradins ; aussi le visiteur ne peut-il guère entreprendre seul l'escalade et est-il obligé de recourir aux Bédouins qui, réunis en corporation sous le commandement d'un cheik, ont le monopole de cette exploitation de l’homme par l'homme.
En effet, une fois leur aide acceptée, vous ne vous appartenez plus et vous passez à l'état de colis non postal. (...)

Le “dévouement” de la science
J'aurais pu faire une connaissance plus intime avec Sa Majesté Chéops en m'introduisant dans ses entrailles par l'ouverture informe que me signale le drogman, sorte de brèche pratiquée sur une des parois du colosse, à une trentaine de pieds au-dessus du sol. Mais le lecteur jugera lui-même par les détails suivants, que je tiens d'un témoin oculaire, si je fus bien inspiré en renonçant à cette satisfaction.
Au delà du trou béant qui sert d'entrée, s'ouvre un couloir bas et étroit dans lequel on est obligé de se glisser à plat ventre au milieu d'un air méphitique et étouffant. Ce couloir se bifurque avec deux autres, l'un montant, l'autre descendant ; chacun aboutit à une chambre sépulcrale : en bas c'est celle dite de la Reine, et à l'étage supérieur se trouve celle du Roi.
Dans cette dernière, on voit encore un sarcophage qui contenait la momie royale, mais le pharaon Chéops qu'il renfermait a été enlevé depuis longtemps, ainsi que les objets qui l'entouraient. Il paraît que les seuls habitants de cette crypte sont d'immondes chauves-souris toujours prêtes à livrer bataille aux curieux qui ont eu la témérité de les déranger dans leur ténébreux empire.
On voit qu'il faut un certain dévouement à la science pour s'aventurer dans cette promenade soudaine que plusieurs touristes ont été obligés d'interrompre sous peine d'être asphyxiés et de servir de pâture aux sanguinaires vampires.
Je n'ajouterai qu'un mot, c'est que la découverte du sarcophage royal me paraît, comme à bien d'autres, résoudre la question si longtemps controversée de la destination des Pyramides.
Ce sont évidemment des monuments funéraires élevés par les Pharaons en vue de perpétuer leur souvenir dans les âges les plus reculés. On doit convenir que l'expédient n'était pas mal imaginé, puisque la date de ces constructions remonte déjà à plus de 6,000 ans.
Maintenant, on est libre d'admettre seulement sous bénéfice d'inventaire la tradition rapportée par Hérodote, et d'après laquelle Chéops prostitua sa fille pour soutirer de l'argent à ses amants. (...)
Il est vraiment regrettable que le vieux chroniqueur n'ait pu nous édifier sur le prix réel auquel la royale courtisane vendait ses faveurs. En tout cas, la certaine somme dont parle Hérodote devait atteindre un chiffre respectable, puisque avec les honteux bénéfices qu'elle fit sur ses nombreux amants, Hentsen, c'est le nom de l'aimable princesse, trouva le moyen de s'offrir une pyramide, relativement modeste comparée à celle de son auguste père, mais qui, même à côté, fait encore assez bonne figure.
Je n'insisterai pas sur le procédé, ne voulant pas faire ici de morale rétrospective.
Toutefois, il ne faut pas oublier que l'anecdote scandaleuse a été racontée par les prêtres égyptiens, six siècles avant notre ère, au moment où l'historien grec faisait un voyage d'agrément et d'études, recueillant avec soin sur son passage tous les potins du pays.”

(1) On entend par dynasties les familles royales égyptiennes qui ont régné plus ou moins longtemps. On en compte trente-quatre, depuis l'an 5,004 avant J.-C. jusqu'à l'an 30 de notre ère. Avant la IVe qui correspond à l'âge des Pyramides, et après la 6e, tout est confusion et ténèbres. Ces quelques renseignements historiques m'ont paru nécessaires aux lecteurs étrangers à la science égyptologique.
(2) La Pyramide de Chéops mesure 132 mètres de largeur à la base. Ainsi, la surface des quatre triangles étant de 84,376 représente plus de huit hectares.
“Quant à la masse de pierres qu'il a fallu transporter dans Ie désert pour les hisser et les appareiller jusqu'à de semblables hauteurs, elle est de 2,560,000 mètres cubes. Ce qui revient à dire qu'elle fournirait les matériaux d'un mur haut de 2 mètres qui ferait le tour de la France.” (Ch. Blanc) (Sur cet auteur : Pyramidales)
J'estime qu'on ne pouvait imaginer une explication plus ingénieuse et plus saisissante pour faire apprécier le volume et la capacité d'un édifice que les anciens avaient rangé parmi les sept merveilles du monde, la seule d'ailleurs qui subsiste aujourd'hui.

Source : Gallica