jeudi 29 novembre 2012

Selon Henri Joseph Gisquet (XIXe s.), les pyramides ”étaient un moyen d'influence et de prospérité pour les prêtres”

Dernier épisode de notre visite des pyramides de Guizeh en compagnie d’Henri Joseph Gisquet (1792-1866), à partir de son ouvrage L'Égypte, les Turcs et les Arabes, tome 2, 1848).
Rappel des épisodes précédents :
- description des pyramides d’Abousir et de Saqqarah (note de Pyramidales) ;
- “les dimensions et les formes apparentes” de la Grande Pyramide (note de Pyramidales);
- la construction intérieure de cette pyramide “attribuée à Chéops” (note de Pyramidales);
- l’identité des fondateurs des pyramides de Guizeh (note de Pyramidales).
L’auteur nous entraîne, pour terminer son périple intellectuel, dans des considérations “téméraires”, qui tordent prétendument le cou aux idées reçues. En préambule, il admet que toutes les pyramides “ont dû servir au même usage”. Soit ! Mais, pour des raisons qu’il emprunte essentiellement à un certain “judicieux Dupuis” (auquel Pyramidales se doit de consacrer une prochaine note), il se démarque de “l’opinion admise” en affirmant, et tentant de prouver, qu’aucune des pyramides n'a été construite par les rois, ni pour leur servir de sépulture : leur fonction n’était que religieuse et cultuelle.
Un tel discours apparaîtra, à la très grande majorité des experts en pyramidologie, comme inconcevable. Il n’en appartient pas moins à l’histoire des pyramides, dont on sait la richesse et l’extrême complexité...

Lithographie de Day & Haghe

“Les auteurs anciens et modernes sont unanimes pour reconnaître que les pyramides étaient des tombeaux. Les sarcophages que l'on peut encore voir dans celles ouvertes le prouvent évidemment.
Il ne saurait y avoir de doute sur ce point.
Mais ces monuments devaient-ils servir de sépulture aux rois qui les firent ériger ou de dépôt aux emblèmes de quelques prétendues divinités ? Leur forme favorable à la réflexion des rayons solaires ne permet-elle pas de croire qu'on les consacra au soleil, comme les obélisques ? Et dans ce cas, n'avaient-ils pas un double but ? N'étaient-ils point des espèces d'autels élevés à Osiris sous lesquels on ensevelissait soit des momies humaines, soit le symbole du dieu, ou ses dépouilles vénérées ?
D'après l'opinion admise, toutes les pyramides seraient des tombeaux humains. Cependant le judicieux Dupuis (*) développe des considérations assez puissantes pour autoriser un sentiment contraire.

Des tombeaux ? Si oui, pour quelles sépultures ?
Il n'est pas à ma connaissance qu'on ait découvert dans aucune pyramide une inscription hiéroglyphique constatant l'époque et le but de la construction ; et je dois faire observer que tous les tombeaux de quelque importance, principalement ceux des rois, en contiennent toujours qui ne laissent aucune incertitude sur l'identité de la personne inhumée. Tous les sépulcres des princes contemporains de l'époque où l'on veut que les pyramides de Ghyseh aient été construites, c'est-à-dire sous les rois de la vingtième dynastie, présentent les mêmes circonstances.
Quelle que soit l'antiquité des tombeaux et des autres édifices, on les a vus ornés de sculptures, de peintures et de hiéroglyphes qui en ont révélé l'origine et l'objet. Il faut encore admettre que les pyramides sont antérieures à l'emploi des caractères hiéroglyphiques ou qu'elles n'étaient point des tombeaux de rois. Dans le premier cas leur fondation nous reporterait bien loin de Chéops, si tant est que ce Pharaon fut le second successeur de Protée; et dans le deuxième cas nous ne pourrions voir en elles que des sépulcres sacrés, ce qui rendrait moins extraordinaire l'absence d'inscriptions.
En effet, l'on conçoit qu'une sépulture particulière ait une épigraphe : c'est une sorte de constatation de la propriété et de son but spécial ; l'on comprend la nécessité d'y graver, peindre ou sculpter l'histoire de l'individu qu'elle renferme, si l'on veut en transmettre le souvenir à la postérité. Mais une piété respectueuse pouvait interdire ces précautions dans le tombeau d'un Dieu, soit par la multiplicité des légendes souvent contradictoires, soit pour ne pas établir une certaine similitude avec ce qui se pratiquait à l'égard des hommes, soit parce que la nature même du monument et les croyances populaires en révélaient assez la destination sans le secours de signes explicatifs.

Toutes les pyramides “ont dû servir au même usage”
Les pyramides ont toutes beaucoup de ressemblance entre elles par leurs formes et par leurs distributions intérieures. Il est donc à présumer que toutes ont dû servir au même usage. Eh bien ! l'on ne dit pas que les deux pyramides placées au milieu du lac Mœris fussent des tombeaux, et sans doute il n'est jamais venu à la pensée d'un Égyptien de se faire inhumer au milieu d'un lac ; ce n'était pas un bon moyen de conservation : l'humidité et les insectes qu'elle engendre, la décomposition rapide qu'elle produit, devaient nécessairement abréger la
durée de la pyramide funéraire et des momies renfermées dans sa masse. D'ailleurs le tombeau du roi Mœris existe à Thèbes.
Les myriades de sépulcres creusés au sein du Mokattan et des monts Libyens sont là pour attester les précautions que chacun prenait de mettre sa dernière demeure à l'abri d'une inondation possible.
Les deux pyramides du lac Mœris furent donc érigées dans une autre intention.
L'on est conduit par la réflexion et par l'étude des faits à dire la même chose de tous les édifices de ce genre.
De Paw les regardait comme autant de monuments élevés en l'honneur du Dieu qui éclaire l'univers, et il pensait que le sarcophage de Chéops, était le Taphos-Osiridis ou l'un des tombeaux d'Osiris fort nombreux en Égypte. Combien son opinion aurait acquis de force s'il avait eu connaissance des ossements de bœuf trouvés par Belzoni dans le sarcophage de Céphren ! N'était-ce pas une confirmation positive de son jugement ? En effet, puisque les Égyptiens avaient adopté le bœuf pour symboliser Osiris, et puisque la pyramide renfermait des os de bœuf, probablement ceux d'un bœuf Apis, il est difficile de croire qu'elle ne fut pas consacrée à cette grande divinité, pour rendre hommage à sa gloire et pour protéger les dépouilles sacrées de son emblème terrestre. (...)
“... de tous les tombeaux élevés au bienfaisant Osiris, celui qui a coûté le plus de dépense, celui qui étonne le plus par sa masse et qui a le plus résisté à l'injure du temps, c'est celui qu'on lui a avait creusé dans la grande pyramide, qu'on disait être le tombeau d'un des anciens rois d'Égypte. Ce roi, à qui on a cru devoir élever ce monument éternel comme le soleil, c'est le roi bienfaisant, le fameux Osiris qu'on disait avoir régné autrefois sur l’Égypte.” (Dupuis)
Le tombeau de l'île sacrée où les prêtres seuls étaient admis, et le tombeau de la pyramide, que Dupuis regarde comme deux choses distinctes, ne doivent en faire qu'une seule, parce que la grande pyramide se trouvait dans une île comme je l'ai expliqué ; mais il est possible qu'un tombeau y fût déjà érigé à Osiris avant la construction du grand édifice.
Diodore convient qu'on avait des opinions très variées et des notions très vagues sur les pyramides et sur leurs fondateurs. On attribuait la plus considérable à Armais ou à Chemmis, la seconde à Amasis ou à Céphren, la troisième à Inaron, à Meehen ou à la fameuse courtisane Rodopé. Cette diversité prouve que l'on ignorait, comme on ignorera peut-être toujours, les noms des véritables fondateurs.

Photo de Zangaki

“Il est, sans doute, bien téméraire d'exposer une théorie nouvelle”
Après tant d'hommes versés dans la connaissance des mystères de l'antiquité, il est, sans doute, bien téméraire d'exposer une théorie nouvelle, quelque confiance qu'elle me paraisse mériter. J'oserai pourtant dire que peut-être aucune des pyramides n'a été construite par les rois. J'applique cette remarque, non seulement aux pyramides de Ghyseh, mais encore à toutes les autres de l'Égypte et de la Nubie. Bien peu de Pharaons ont régné assez longtemps pour exécuter de pareils travaux depuis le commencement jusqu'à la fin, surtout en considérant que l'on ne fait honneur d'aucun semblable monument aux princes célèbres dont l'histoire nous est connue, et qui tinrent le sceptre pendant une longue suite d'années.
D'un autre côté, nous voyons que plusieurs princes ont successivement travaillé aux temples, aux palais de l'Égypte. Il n'est pas un de ces monuments qui soit sorti complet de la main d'un seul roi.
Nous voyons aussi, par les tombeaux de Thèbes, que la plupart des rois moururent avant de les avoir terminés ; on n'en compte que trois ou quatre auxquels il ne manque rien, tandis que les autres, notamment celui de Mœris, n'ont qu'une faible partie de l'étendue qu'ils devaient avoir. On arrêtait les travaux au moment du décès, et ce décès les interrompit presque toujours avant leur achèvement.
Par quel bonheur chaque pyramide, bien autrement longue à faire qu'un temple ou qu'un tombeau, aurait-elle été construite en entier sous un même règne ? Ce seraient là des exceptions miraculeuses ; la fausseté évidente de cette supposition est encore une preuve contre le système relatif à leur destination présumée : car si les pyramides étaient les tombeaux de leurs fondateurs, beaucoup d'entre elles seraient demeurées incomplètes.
C'est aux prêtres que, selon mes conjectures, l'on est redevable de ces prodigieux monuments.

Les pyramides “avaient pour but d'accroître l'influence des sociétés religieuses qui les fondèrent”
Les entreprises des corps religieux ne sont pas limitées à la durée de la vie d'un homme : ce qu'une génération a commencé dans un intérêt commun, d'autres générations le continuent et l'achèvent.
C'est ainsi que nos belles cathédrales furent construites. Il a fallu souvent plus d'un siècle pour les bâtir, et pourtant, que sont-elles si nous les comparons aux pyramides ?
Il ne serait pas impossible que celles-ci eussent précédé l'établissement du pouvoir monarchique en Égypte, mais le contraire n'enlèverait rien à mon hypothèse : l'on sait que même sous les rois, les collèges de prêtres étaient puissants, riches et multipliés. Souvent leur rivalité éclata, souvent elle fomenta la discorde parmi les peuples et créa des schismes. Telles divinités ou tels symboles étaient adorés par les uns et outragés par les autres, il y avait lutte pour des questions d'amour-propre, pour des opinions, pour des intérêts matériels. Chaque congrégation sacerdotale s'efforçait d'étendre son influence et sa richesse.
Si le culte du vrai dieu a suscité parmi nous tant de haines et fait répandre tant de sang, comment le polythéisme des païens n'aurait-il pas produit les mêmes désordres et des crimes analogues ? Les passions humaines : la jalousie, la cupidité, l'ambition se manifestèrent dans tous les temps, chez tous les peuples. Ne soyons donc pas étonnés de voir la nation égyptienne subir les mêmes perturbations, les mêmes calamités.
Ces considérations révèlent et font apprécier la pensée qui présidait à la fondation des pyramides.
Elles avaient pour but d'accroître l'influence des sociétés religieuses qui les fondèrent. Elles parlaient aux yeux par leurs formes extérieures, et à l'âme par les choses sacrées qu'elles étaient censées couvrir de leur masse impénétrable.
Chaque corporation de prêtres se prévalait de la possession de quelque divine relique pour imposer à la multitude ; et ces reliques étaient si bien cachées que nul ne pouvait en nier l'existence.
Voilà donc pour quelles fins les pyramides furent construites ; elles étaient un moyen d'influence et de prospérité pour les prêtres.

Offrande à Osiris, par Prisse d'Avennes, 1807-1879

La légende d’Osiris
Le vulgaire les croyait dépositaires des corps ou de quelques parties du corps mortel d'Osiris. Il était d'autant plus facile d'accréditer cette croyance que la légende d'Osiris le représente comme ayant été coupé en 14 morceaux par Typhon.
Non seulement les pyramides de Ghyseh se rattachent à cette fable, leur situation même en est une conséquence. Voici pourquoi : Typhon ayant enfermé Osiris dans un coffre, le jeta au Nil, d'où il fut porté dans la mer, puis jusqu'à Biblos, sur les côtes de Phénicie. Isis retrouva le corps de son époux, le rapporta en Égypte et le cacha aux regards des hommes, mais Typhon le découvrit et le coupa en 14 morceaux qu'il eut soin de disperser. La déesse rassembla ces lambeaux épars, ou bien elle les enterra dans chaque lieu où elle les aperçut. De là, vient le grand nombre de tombeaux élevés à Osiris et la prétention que tant de villes affichaient relativement à la possession de ces restes précieux. Mais ceci est étranger à la question qui m'occupe ; je veux démontrer que la position des pyramides de Ghyseh fut choisie comme étant la plus convenable pour y placer le tombeau d'Osiris, parce qu'elle est rapprochée de la mer par où le corps de ce dieu fut rapporté en Égypte. Ces monuments occupent le dernier mamelon de la chaîne Lybique du côté du Delta ; de là, jusqu'à la Méditerranée, il n'existe pas un seul point où l'on puisse asseoir avec sécurité une telle pyramide, puisque le sol est une terre d'alluvion. Je suis persuadé que si le terrain l'avait permis, l'on aurait construit un mausolée à la bouche même du Nil. D'ailleurs, rien ne prouve que l'extrémité nord des monts Libyens ne fut pas très rapprochée de la mer à l'époque où le tombeau d'Osiris y fut placé.
Remarquons en outre une circonstance qui me paraît essentielle, c'est que l'ouverture des pyramides est à leur face septentrionale. N'est-ce pas aussi pour indiquer ou pour rappeler que le corps d'Osiris fut rapporté de cette direction ?

“Ce n'était donc pas un malheur pour le pays que la construction d'une pyramide”
Les détails qu'on vient de lire constituent dans leur ensemble un système nouveau en ce qui concerne l'origine des pyramides, et confirment l'opinion de Dupuis sur leur destination. Ils nous apprennent aussi pourquoi ces édifices ne portent pas d'épigraphe, pas d'inscription dédicatoire, pas de tableau hiéroglyphique ; pourquoi ils réunissent aux formes d'un tombeau, des conditions astronomiques, pourquoi leur entrée est en face du nord ; pourquoi il existe tant d'opinions contradictoires sur leurs fondateurs ; pourquoi des cérémonies religieuses étaient faites périodiquement, et pourquoi les sarcophages ne contenaient pas de squelettes
humains. Toutes ces questions qui n'étaient pas résolues, reçoivent ce me semble des réponses satisfaisantes.
L'on m'objectera peut-être le blâme sévère, dont, si nous en croyons Hérodote, les prêtres poursuivaient la mémoire de Chéops et de Céphren, qu'ils citaient comme fondateurs des deux grandes pyramides. Comment la mémoire de ces rois eût-elle été odieuse, si les pyramides avaient eu un but sacré ? Mais à mon tour je demanderai comment les prêtres allaient-ils prier, faire des libations et de pieuses cérémonies au pied des pyramides, comment avaient-ils des temples et des logements à leur base, si elles étaient les tombeaux de deux tyrans impies et cruels ? Je demanderai aussi comment les constructions de Chéops et de Chéphren, qui régnèrent, dit-on, cent-six années, furent-elles cause de la misère du peuple et de la haine vouée aux fondateurs, tandis que l'on entoure d'hommages et de reconnaissance la mémoire de Mycérinus qui, pendant un règne plus abrégé, avait aussi, à ce que l'on assure, érigé une pyramide ? Ce n'était donc pas un acte blâmable, ce n'était pas un malheur pour le pays que la construction d'une pyramide.
À défaut de motifs suffisants pour comprendre la rancune des prêtres contre Chéops et Céphren, je suis disposé à croire qu'elle avait pour cause une ardente rivalité qui peut-être existait alors entre les prêtres établis aux pyramides de Ghyseh et ceux des autres corporations. Dans cette supposition, l'envie aurait inspiré les paroles reproduites par Hérodote. Elles auraient eu pour objet d'affaiblir le respect des fidèles, et d'attirer sur un autre point leurs vœux et leurs offrandes.”

(*) cet auteur fera prochainement l’objet d’une note dans Pyramidales.
Source : Gallica