dimanche 2 décembre 2012

“Que sont nos petites nécropoles à côté des tombeaux égyptiens ?” (l’abbé Cyprien Polydore - XIXe s.)

En 1895, de retour de pèlerinage en Terre Sainte, avec une escale obligée en Égypte, l’abbé Cyprien Polydore a publié le récit de son périple dans son ouvrage Voyage en Orient : XIVe pèlerinage populaire de pénitence à Jérusalem, décembre-janvier 1894-1895.
Aucune information n’est disponible sur cet auteur, si ce n’est qu’il était curé de l’église Saint-Martin de Périgueux et qu’il devait être passionné de voyages.
Les souvenirs qu’il a gardés de sa découverte du plateau de Guizeh ne constituent toutefois pas une page majeure de l’histoire de l’égyptologie. Il n’a retenu des pyramides que quelques impressions banales, anecdotiques, inspirées des vagues connaissances qui, de son temps, devaient être largement divulguées.
Rien que de très habituel, en somme, de la part d’un pèlerin qui considérait l’Égypte comme une simple étape d’un itinéraire le conduisant vers des lieux saints de la naissance du christianisme.

D'Andria, George -- Photographer(1924)

“Beaucoup de touristes, disons mieux, les touristes du monde entier, vont aux Pyramides, à Sakkarah et à Daschour. Les chemins en sont couverts, et parmi eux, les Anglais brillent au premier rang. Des équipages passaient à côté de nous, brillants et rapides, respirant le plaisir, La pluie n'est pas à craindre, la tempête non plus ; aussi les costumes d'étoffe légère, les ombrelles, les coiffures blanches, affluaient autour de nous. Parmi tous ces visiteurs exotiques, les femmes sont en majorité ; la femme n'a pas perdu cet entrain du plaisir, cet esprit de curiosité qui la distinguent ; c'est le fond de sa nature, elle se retrouve partout ce qu'elle fut au commencement, et cela nous a coûté cher !
À l'arrivée, un hôtel immense reçoit les voyageurs. Les diligences, étincelantes sous leurs vernis colorié, vomissent à chaque instant tout un monde d'étrangers, dans la cour d'honneur, au pied d'une élégante marquise. Des domestiques habillés de blanc, la ceinture rouge serrée autour des reins, on dirait de grands enfants de chœur, ouvrent les portières, donnent la main à ceux qui descendent de voiture, prennent les valises et conduisent tous ces illustres
bienvenus à leurs chambres : il y en a cinq cents à donner ! Je ne connais pas d'hôtel à nos grandes stations thermales qui reçoive pareille affluence. Pour nous, l'apparat est plus simple, et le brave arabe qui nous conduit nous monte au pas jusqu'au pied des Pyramides.

D’immenses tombeaux
Nous voici enfin en présence de monuments qui ont plus de quatre mille ans d'existence. Ils n'ont pas été bâtis par les Hébreux comme plusieurs l'ont dit. Joseph, fils de Jacob et premier ministre de Pharaon, sous l’administration duquel le vieux patriarche et ses enfants vinrent s'établir en Égypte, est mort en 1035 avant J.-C. Leur construction a donc précédé l'exode hébraïque et date des rois dont les Pyramides portent les noms ; ces rois appartenaient à la quatrième dynastie, plus de vingt siècles avant J. C.
“Leur masse indestructible a fatigué le temps l”
La plus grande des Pyramides est du roi Chéops et lui servit de tombeau ; elle a cent quarante-six mètres d'élévation et se termine par une plate-forme de dix mètres carrés.
La seconde est du roi Chéphrem ; elle a cent trente-cinq mètres de hauteur.
La troisième est du roi Mycérinus et n'a que cinquante-quatre mètres.
Les Pyramides, dont les énormes degrés ont près d'un mètre, sont, malgré tout, bien dégradées par le temps, et peut-être par la main des hommes. Les assises se disjoignent, s'émiettent, s'effritent, des ouvertures se creusent. Elles étaient revêtues de granit rouge, ce qui ajoutait encore à leur magnificence et à leur masse ; le sommet de la plus petite a gardé une partie de son revêtement ; les blocs de granit ont roulé à la base, et là où ils n'ont pas été exploités, c'est un chaos informe de pierres rouges et de roches entassées qui rappellent l'ère des Titans.
Ces monuments sont d'immenses tombeaux dont les chambres intérieures sont un monde à parcourir ; tout y est vide, Les conduits en granit, par où l'on introduisait les cercueils des rois, s'ouvrent sinistres et béants à une certaine hauteur. Le canal en pente est assez large pour permettre à un homme de le suivre jusqu'à l'intérieur en se courbant ; il paraît avoir vingt mètres de long ; c'est l'épaisseur du mur de la Pyramide.

Des matériaux pris sur les lieux mêmes
Le pèlerinage devait venir le lendemain. Le R. P. Bailly avait daigné jeter les yeux sur moi pour la célébration de la messe au pied de la grande Pyramide. Je fus obligé de décliner cet honneur, à mon grand regret ; je m'étais remis pour deux jours, avec mon frère, à la discrétion de M. L., et, comme je l'ai dit, nous avions interverti l'ordre de nos excursions avec le pèlerinage. C'eût été pour moi un grand souvenir, d'avoir offert le Saint-Sacrifice devant l'élite des pèlerins de France, sur ces ruines immortelles que, d'après une antique tradition, la Sainte Famille avait visitées. Je dus remercier à la fois, et le P, Bailly pour le choix qu'il avait fait de ma personne, et M. L., auquel nous devons d'avoir mieux vu et davantage.
La petite Pyramide, celle de Mycérinus, est la plus éloignée et la plus solitaire. Rien n'empêche de croire qu'elle fut bâtie avec les matériaux pris sur les lieux mêmes ; elle s'élève au milieu d'une enceinte basse et carrée.
Cette enceinte contient des chambres profondes et obscures qui ont servi de sépulcres, ou peut-être, d'abri aux légions de travailleurs qui ont construit les Pyramides. Quand on entre dans cette obscurité, on se croirait dans des tanières, à cause de l'odeur acre des fauves qui peut-être les habitent pendant le jour. M. L. nous dit qu'il croyait à la présence des bêtes féroces, hyènes, loups, chacals, et qu'il y avait danger à s'y aventurer, Un autre péril, non moins redoutable, menaçait nos têtes : des aires nombreuses d'aigles apparaissaient dans les excavations de la pierre, dans les frises perforées au-dessus des portes, et la fiente de ces oiseaux au pied des murs nous indiquait assez que les aires n'étaient pas vides. 

Luc-Olivier Merson : Le Repos pendant la fuite en Égypte, Huile sur toile,1880.


Le monstre de pierre
Après avoir visité un peu rapidement ces tombeaux où la vie était plus à craindre que la mort, nous nous dirigeâmes vers le fameux Sphinx couché depuis tant de siècles dans son lit de
sable au pied de la grande Pyramide, Le monstre de pierre a la tête et le sein d'une femme, la croupe et les griffes d'un lion. Ne fut-il pas placé là comme le gardien du temple de granit rose qui est à ses pieds et qu'on appelle aussi le Sérapeum ? Ce temple est vide, et j'ai admiré les énormes blocs superposés qui en forment les contours et les galeries intérieures. Je ne sais où j'ai vu que Marie et Joseph, en visite aux Pyramides, avaient déposé le divin enfant Jésus sur le sein du Sphinx qui est à leurs pieds.
Je ne suis pas monté au sommet des Pyramides. C'était assez pour mes soixante-cinq ans d'en avoir escaladé les degrés jusqu'à l'ouverture de ces sépulcres immenses. J'y serais monté cependant, et je m'en sentais la force, si quelque courageux confrère m'avait invité à le suivre. Je ne suis pas fils de montagnard pour avoir peur du vertige, et j'ai fait, dans les montagnes et sur des monuments publics, des ascensions plus périlleuses que celle-là. Le coup d’œil des Pyramides sur l'Égypte est magnifique. (...)

Le poids de la masse et des vieux souvenirs
L'ascension des Pyramides offre de très grands dangers. Les degrés rongés par les siècles sont devenus inégaux, et malgré la présence, le soutien, l'encouragement des vigoureux arabes qui accompagnent les plus intrépides, le vertige est toujours à craindre. Il est
arrivé parfois de déplorables accidents. Quelques jours avant notre arrivée, un jeune Anglais roula du sommet jusqu'à la base ; tout son pauvre corps fut disloqué et broyé ; on ne ramassa que des débris ; de larges taches de sang marquaient le chemin qu'il avait parcouru dans sa chute. Malgré cela, il y a toujours des amateurs, et les femmes sont au premier rang. Quelques-uns de nos jeunes prêtres y sont montés : Olim meminisse juvabit, on aime à se vanter de cela quand on est vieux !
Il y a autour des Pyramides d'autres tombeaux à la colossale structure, enfouis dans les sables. J'ai dit qu'on avait introduit dans les tombeaux, à une grande profondeur, d'immenses blocs de pierre et de granit qu'on avait ensuite recouverts de terre. Nous en avons eu la preuve dans une excavation de plus de vingt mètres de profondeur, au centre de laquelle nous avons vu le creux du sarcophage, Tous ces tombeaux, qui avaient servi de sépulture à des rois et à des reines, sont tous gigantesques dans leurs proportions. Les plus beaux marbres y ont été prodigués. Ces marbres, ces granits roses y ont été  apportés de la Haute-Égypte ; leurs carrières sont à plus de huit cents kilomètres de distance. Le Nil, cette grande route qui marche, a dû les charrier jusqu'en face des Pyramides ; des milliers de bras
d'esclaves se sont tendus pour les recevoir, les tailler, les polir, les poser dans ces royales demeures des morts de la Lybie. Combien de malheureux ont été écrasés sous leurs masses ! L'humanité, en devenant esclave, a payé cher sa révolte contre Dieu ! Que sont nos petites nécropoles du Père Lachaise et de Montparnasse à côté des tombeaux égyptiens ? La seule pyramide de Chéops les écrase du poids de sa masse et de ses vieux souvenirs.”

Source : Gallica