vendredi 8 février 2013

L’ “utilité réelle” des pyramides d’Égypte, selon Edmond Lévy (XIXe s.)

Dans les quelques pages de son Étude philosophique sur l’architecture (1858) qu’il a consacrées aux pyramides, Edmond Lévy (aucune précision sur cet auteur, sinon qu’il était “de Rouen”) a mis en avant deux caractéristiques des célèbres monuments de l’Égypte ancienne.
Il les a situées tout d’abord dans l’histoire de l’architecture et des rites socio-religieux de ce pays.
Il a insisté par ailleurs sur le rôle primordial, dans la société égyptienne, des prêtres, ceux-ci étant même qualifiés de “véritables maîtres”, tenant sous leur coupe jusqu’aux souverains dont la puissance n’était qu’ “apparente”. De là à penser que les pyramides elles-mêmes avaient également une fonction “sacerdotale”, il n’y a qu’un pas que l’auteur semble bien franchir lorsqu’il écrit : “Partout l’oeil, en cherchant bien, pouvait découvrir au delà de la forme extérieure quelque chose de reculé, de soustrait aux regards profanes, quelque chose qui se cachait dans des profondeurs et s'entourait toujours de mystère.
On est loin de la conception classique selon laquelle les pyramides sont indissociables des pharaons qui les ont conçues et édifiées comme symboles de leur puissance et habitacles de leur immortalité.


Pyramides de Guizeh, par Thomas Seddon (1856)


“L'Egypte est sans contredit un des berceaux les plus importants de l'architecture, qui s'y développa avec des caractères bien différents de ceux que nous avons précédemment constatés.
Les premières habitations égyptiennes furent creusées dans le flanc des chaînes de montagnes qui bordent la partie supérieure de la vallée du Nil. C'est là que les habitants, tout à la fois troglodytes et ichthyophages, se réfugièrent pendant longtemps pour échapper aux inondations périodiques du fleuve. Les eaux de la mer, en se retirant de la vallée du Nil, qui n'était dans le principe qu'un vaste golfe de la mer intérieure, laissèrent peu à peu à découvert des plaines fertiles que vinrent cultiver les habitants des régions supérieures.
La nation égyptienne s'établit en même temps sur les deux rives du fleuve ; la civilisation fit de rapides progrès, et l'empire des Pharaons finit par s'étendre des Cataractes à la Méditerranée, alors renfermée dans son lit actuel. C'est pendant cette période pharaonique, dont la durée, incertaine pour nous, a dû être de plusieurs milliers d'années, c'est-à-dire depuis la fondation de l'empire jusqu'à la conquête du pays par les Grecs, que nous allons étudier la marche de l'architecture.

Monuments égyptiens

Les monuments les plus importants sont les temples, les palais, les digues, les canaux et les constructions funéraires. (...)
Nous arrivons aux constructions funéraires, qui sont de plusieurs genres. Les hypogées ou syringes et les nécropoles viennent en première ligne par rang d'antiquité ; les pyramides et les monuments isolés se présentent ensuite avec un certain mystère sur lequel le dernier mot n'a pas encore été dit.
Les soins donnés à ceux dont la vie vient de s'éteindre, les demeures consacrées aux morts prennent, en Egypte, une importance plus considérable que dans aucun autre pays. Là point de ces forêts inépuisables qui permettent de brûler les corps, et, de plus, un sol ingrat auquel il est impossible de confier ce qui a vécu, car les rayons d'un soleil ardent, succédant périodiquement aux inondations du Nil, amènent une prompte décomposition des corps, et pourraient ajouter de terribles épidémies aux maladies déjà trop nombreuses causées par des eaux longtemps croupissantes.
L'embaumement des corps, seul remède pour conjurer le mal, fut, dès les temps les plus reculés, prescrit par de sévères ordonnances, et la religion y donna sa sanction en basant la théorie de l'autre vie sur l'accomplissement de ces dernières cérémonies. La mort ne devait être, comme la vie, qu'une époque de transition, après laquelle les âmes devaient reprendre le corps dont elles n'avaient été séparées que pour un temps d'épreuves plus ou moins long.
Aussi, quelles précautions ne fallait-il pas apporter à l'embaumement des corps pour en obtenir une conservation certaine, et avec quel soin ne présidait-on pas à la construction des tombeaux qu'on appelait les demeures éternelles.

Hypogées

Dès leur avènement au trône, les rois s'occupaient de leur sépulture; les grands personnages se faisaient creuser des hypogées dans les montagnes de l'Occident. Les gorges de la Nubie et de la haute Egypte contiennent une immense quantité d'hypogées dont les innombrables sculptures sont du plus haut intérêt pour l'histoire de ces pays. Les plus remarquables se rencontrent dans la vallée anciennement appelée Biban-Ourou, aujourd'hui Bibàn-el-Molouk, hypogées des rois. Ces grottes funèbres appartiennent aux XVIIIe, XIXe et XXe dynasties pharaoniques. On voit se développer sur leurs parois des fresques qui ont conservé leurs vives couleurs et qui rappellent les symboles mystiques et les cérémonies de la religion égyptienne.

Nécropoles

Les lois protectrices de l'Egypte avaient prévu l'impuissance de la pauvreté dans l'accomplissement des derniers devoirs à rendre aux morts. De vastes puits étaient creusés par les soins du gouvernement pour recevoir les corps des pauvres grossièrement, mais suffisamment embaumés dans du bitume et du natrum. A côté des nécropoles, où vinrent s'entasser générations sur générations, la superstition fit creuser d'autres galeries souterraines où furent déposés avec respect, et soigneusement embaumés, les corps des animaux, tels que crocodiles, ibis, chiens, chats, éperviers, bœufs, etc. La prudence sacerdotale voulait à tout prix éloigner les épidémies, et nous devons considérer comme une des causes de la déification des animaux le désir de stimuler le zèle des Égyptiens pour les embaumements de toute nature.

Pyramides

Les pyramides complètent la série des constructions funéraires. Si nous admettions, avec M. de Persigny, que ces édifices aient eu une double destination, funèbre et utile, quel respect et quelle admiration ne devrions-nous pas avoir pour ces constructions gigantesques qui viennent, encore aujourd'hui, nous montrer combien le peuple d'Egypte fut positif et jusqu'à quel point tout chez lui se développait dans un but d'utilité réelle !

Conservation étonnante des monuments de l'Egypte. Caractère imprimé aux monuments par une civilisation stationnaire

Tous ces monuments, à peine ébréchés par le temps, semblent dater d'hier. Leur étonnante conservation est due au genre de la construction, au climat et à la position géographique d'un pays placé en dehors des grandes invasions de barbares. Ce qui frappe surtout en eux, c'est ce cachet que leur a imprimé une civilisation stationnaire pleine de mystères et d'entraves. Pour s'en convaincre, il suffit d’interroger les constructions monumentales de l'Egypte, les temples, les palais et ces pyramides qui depuis quarante siècles contemplent les générations qui se succèdent.
Ces grandes masses rappellent bien les constructions colossales de l'Asie ; elles ne révèlent que trop bien aussi un gouvernement absolu, despotique, qui pesait sur les masses de la nation comme ces assemblages énormes du pierres pèsent sur le sol attristé. Mais n'y voyons-nous rien de plus ?

L’ “esclave couronné”

Le gouvernement de l'Egypte, de l'Egypte avant d'être asservie, présentait au premier aspect la forme d'un gouvernement monarchique. Là le roi était obéi, respecté, vénéré. Une parole, un signe provoquait toujours l'obéissance la plus complète.
Et cependant, on aurait eu tort de s'en tenir à l'apparence, d'en juger sur ce qu'on voyait ; car ce roi n'était qu'un esclave comme les sujets qui lui obéissaient. Les véritables maîtres étaient les prêtres qui paraissaient peu, mais qui commandaient toujours ; le roi ne pouvait ordonner que ce que voulaient les prêtres ; le roi passait sa vie à observer mille petites pratiques qui occupaient l'esclave couronné ; le roi remplissait tout de sa puissance apparente ; mais les prêtres étaient partout dans son palais : ils étaient cachés derrière son trône, ils soufflaient les mots que prononçait la bouche royale.
Or ce double aspect se trouvait aussi dans les monuments. Partout l'œil, en cherchant bien, pouvait découvrir au delà de la forme extérieure quelque chose de reculé, de soustrait aux regards profanes, quelque chose qui se cachait dans des profondeurs et s'entourait toujours de mystère.
En effet, qu'était le temple égyptien, si ce n'est une suite d'enceintes de plus en plus reculées, d'enceintes de plus en plus secrètes, d'enceintes accessibles aux castes d'après leur importance, et se terminant par un sanctuaire où le roi lui-même ne pouvait pénétrer et où les prêtres inventaient, combinaient les mesures politiques les plus propres à consolider leur pouvoir.
Et ces pyramides ! N'allez pas croire qu'il n'y a qu'une accumulation de pierres dans le but d'offrir une masse imposante à l'œil et de résister à l'action du temps destructeur. Dans cette masse, il y a une entrée, mais elle est cachée par les artifices les plus ingénieux. Il y a à cette entrée une suite de galeries, mais elles sont masquées par des parois transversales, en même temps que des assises de pierre semblent donner à la galerie une direction qu'elle n'a pas.
Quand l'avidité humaine, pour des trésors supposés, aura fait démêler tous ces subterfuges à ceux qui pénétreront dans ces masses avec le pic et le marteau ; quand ils auront été menés dans des salles sans autre destination que de faire croire que c'est l'unique salle intérieure, alors ils arriveront dans la salle royale où les prêtres ont déposé le roi, leur victime et leur esclave, qui là encore est entouré de ses maîtres : les prêtres s'en sont emparés à sa naissance, ils ne le lâchent pas après sa mort.
Restent maintenant ces palais si pompeux, si majestueux, si propres à donner une grande idée de la puissance royale. Sous ces palais mêmes sont, non pas des demeures, nous dirons des palais souterrains. C'est là que les prêtres tiennent leurs conciliabules ; c'est là que sont les archives de toutes ces sciences dont ils gardent la connaissance pour eux seuls, parce que les sciences sont aussi une source de puissance ; c'est là que ces hommes délibèrent sur les moyens de retenir le peuple dans la crainte et les rois dans l'esclavage.
Voilà la mystérieuse Egypte, mystérieuse dans son gouvernement, mystérieuse dans ses monuments. De chacun de ses édifices, comme de la statue de Memnon, on croit entendre sortir des voix, des sons qu'il faut deviner, car le sphinx est là pour vous en avertir.”
Source : Google livres