mercredi 31 juillet 2013

Preuves architecturales et topographiques à l’appui, Jean-Pierre Houdin est convaincu que le Sphinx de Gizeh représente le roi Kheops

Le plateau de Gizeh est depuis une quinzaine d’années, pour Jean-Pierre Houdin, un terrain d’études particulièrement riche et fécond. L’architecte y a notamment porté son attention sur la star du site : la Grande Pyramide, à laquelle il a consacré une théorie évolutive, développée dans Kheops Révélé, puis Kheops Renaissance, deux volets d’une même reconstitution du chantier de construction de cette “merveille” de pierre, dont Pyramidales s’est amplement fait l’écho.

Jean-Pierre Houdin
Élargissant son regard sur l’ensemble du plateau, mais sans pour autant s’éloigner de son “chantier” de prédilection, Jean-Pierre Houdin n’a pu qu’intégrer dans ses recherches une autre pièce majeure du grand puzzle que représente le site de Gizeh : le Sphinx. Avec, en filigrane, ces questions récurrentes : que représente cette colossale sculpture ? à quel roi doit-elle être rattachée ?

Fidèle aux techniques et enseignements de son métier de bâtisseur, Jean-Pierre Houdin ne se risque pas à emboîter le pas au “mode opératoire” des égyptologues ou autres archéologues patentés. À chacun son métier... Il entend d’abord, tout en étant averti des développements desdits égyptologues, faire “parler” la topographie du plateau, celle-ci ne pouvant qu’évoluer, au gré des conditions climatiques et de la progression du chantier de Gizeh (creusement de carrières, mise en place des voies de transport des matériaux, construction des pyramides et présence, à un moment donné, d’un certain... Sphinx !).
Au terme de l’étude, le constat s’imposera : le Sphinx est indissociable de Kheops. Mais n’anticipons pas...
Jean-Pierre Houdin a accepté de décrire son cheminement, en exclusivité pour Pyramidales (version française) et Em Hotep (version anglaise), sous forme d’une interview menée, non pas dans un face-à-face, mais via un échange de correspondances écrites. Vu le caractère technique des développements abordés, cette méthode s’imposait. Elle expliquera également le caractère parfois “didactique” des réponses apportées, souci de clarté oblige.



Pyramidales :
Jean-Pierre Houdin, depuis près d’une quinzaine d’années, vous “fréquentez” le plateau de Gizeh. Celui-ci a accaparé votre curiosité d’architecte-chercheur, avec une attention - une prédilection ? - toute particulière pour la star de ce plateau : la Grande Pyramide, dont vous avez, avec tous les détails techniques indispensables, reconstitué le chantier de construction.
Ce faisant, vous avez également intégré dans vos recherches la pyramide de Khephren et sa Chaussée Monumentale, celle-ci chevauchant une première chaussée construite par les bâtisseurs de la pyramide de Kheops pour l’acheminement des matériaux, notamment des monolithes, nécessaires à cette construction.
Et le Sphinx dans tout cela ? Il attire l’attention des touristes, au point de souvent voler la vedette aux pyramides elles-mêmes.
Quelle place tient-il dans vos recherches ?


Jean-Pierre Houdin :
Avant tout, Cher Marc, je vous remercie vivement de me donner une nouvelle fois l’occasion de parler de mes travaux, qui finalement sont encore parfois perçus par le public comme n’étant seulement qu’une théorie de plus, la théorie de la rampe intérieure, au sujet de la construction de la pyramide de Kheops. Comme vous le faites remarquer, mon but, bien au contraire, est de dépasser le stade purement théorique en cherchant à répondre dans les moindres détails à toutes les questions liées à la construction d’un chantier de cette envergure, en attendant la découverte d’une preuve scientifique irréfutable suite à une mission sur place. Je n’étudie donc pas la pyramide de Kheops comme un objet en soi, ce que la plupart des théoriciens font, mais comme un monument intégré dans son environnement, tel que les concepteurs l’ont pensé à l’époque et comme tout architecte le ferait de nos jours.
De plus, comme vous le savez, au fil des ans et suite à Kheops Révélé et Kheops Renaissance (www.3ds.com/kheops), mon partenaire Dassault Systèmes a noué de solides relations avec le MFA Boston et Harvard sur le projet GIZA 3D du Dr Peter Manuelian, égyptologue et professeur dans cette prestigieuse université (http://giza3d.3ds.com/#discover).
Ce projet, basé sur des archives liées aux fouilles de l’égyptologue américain George Reisner sur le Plateau de Gizeh, est réalisé par la même équipe que celle avec laquelle je travaille sur Kheops. Je m’y intéresse donc de près, car ce projet a bien évidemment des retombées sur mes propres travaux de recherche.
Dans une interview publiée sur votre blog le 21 février 2011, que je recommande de lire ou relire avant d’aller plus loin (Pyramidales), je faisais une incursion dans l’environnement de la Grande Pyramide en révélant que la Chaussée Monumentale de Khephren avait pour fondation une rampe existante réalisée pour le chantier de Kheops. Cette rampe, que j’appelle la rampe du port, servait au transport, depuis le port jusqu’à la base de la rampe extérieure principale, des poutres de granit destinées aux plafonds de la Chambre du Roi ; elle servait également au transport des blocs de calcaire local extraits des carrières ouvertes de part et d’autre de celle-ci.



© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes


Une parfaite utilisation de la topographie du Plateau


A l’époque, j’étayais mon propos en mettant en avant un indice découvert a posteriori et parfaitement vérifiable : la présence d’une section “maçonnée” au beau milieu du couloir horizontal, creusé profondément dans le socle rocheux, qui relie l’entrée à la chambre funéraire de la pyramide de Khephren. Cette section construite se trouve dans le prolongement de la rampe du port, exactement à l’endroit où je situe la tranchée, creusée dans le socle rocheux, qui aurait servi de glissière pour un système à contrepoids identique à celui de la Grande Galerie dans la pyramide de Kheops.


Lors de la construction de la pyramide de Khephren, la section maçonnée aurait été rendue nécessaire à cause de la présence de ce vide coupant le parcours du couloir d’accès.

© Jean-Pierre Houdin d’après Mark Lehner


La tranchée existante a obligé à construire
une partie du couloir souterrain en maçonnerie




La partie maçonnée, sol, murs et plafond, est bien visible sur cette photo

Témoignant d’un grand savoir-faire de la part des topographes et des géomètres de l’époque, cette rampe du port, parfaitement rectiligne et tracée pour suivre au plus près la pente du terrain, ne nécessita que très peu d’apports en matériaux pour maintenir sa pente constante. Elle coupait littéralement le Plateau en deux parties, le futur Sphinx se retrouvant de fait dans sa partie nord, dans un espace qui s’inscrivait naturellement dans le domaine de Kheops dès le début du chantier. Étant donné que j’étais au courant de la polémique concernant le visage du Sphinx et l’identité du roi qu’il était censé représenter, Khephren ou Kheops, le Sphinx entrait ipso facto dans mon champ d’investigation.

                                              
Khephren ou Kheops ?


Pyramidales :
On a tout dit, tout écrit sur le Sphinx, des théories les plus ésotériques aux tentatives d’explication censément plus scientifique sur son origine, sa construction, son âge, sa fonction.
Remarquons toutefois, en passant, que ni Hérodote, ni Strabon n’y ont fait allusion dans leurs écrits...
Tout d’abord, on peut se poser la question de sa présence, pour le moins insolite, voire incongrue, sur le plateau de Gizeh. Il semble, telle une pièce rapportée en périphérie de l’harmonieuse disposition du site, n’avoir aucun lien avec les pyramides...



Jean-Pierre Houdin :
C’est un fait que le Sphinx a fait, et continue à faire couler beaucoup d’encre, pour le meilleur comme pour le pire. Vous connaissez mon côté rationnel et vous imaginez bien que je suis convaincu depuis toujours que cette énigmatique statue mi-homme mi-animal est en total rapport avec les pyramides de Gizeh et que toutes les théories alternatives à son égard ne peuvent avoir aucune crédibilité à mes yeux. Vouloir faire remonter son origine à plus de 10.000 ans, en mettant en avant des arguments très mal étayés, ou vouloir lui attribuer des liens avec une civilisation prétendument disparue, sont des désirs relevant plus du domaine de l’imaginaire exacerbé que de la réalité scientifique.
Qu’Hérodote ou Strabon n’évoquent pas le Sphinx, cela n’est pas étonnant, car leurs récits sont plus que succincts. Lorsque ces deux illustres voyageurs sont passés sur le Plateau de Gizeh, on peut penser que leurs guides respectifs n’ont même pas évoqué ce bout de rocher plus ou moins enseveli qui ne supportait pas la comparaison avec les mastodontes de pierre qui trônaient plus haut sur le site. Le Sphinx serait ainsi passé en pertes et profits dans leurs récits.


À l’opposé, Pline l’Ancien, ayant vécu juste après Strabon, nous donne une description assez précise du Sphinx, du moins quant à ses dimensions, dans son Histoire Naturelle écrite au début de notre ère.
C’est un fait que le Sphinx semble être une “pièce” supplémentaire sur le Plateau. Pourquoi a-t-il été sculpté et pourquoi à cet endroit précis ? Je pense que le tracé de la rampe du port a dû avoir une grande influence sur sa création. Le Sphinx n’a pas été taillé dans une butte comme certains l’évoquent, mais dans une excroissance rocheuse qui s’est retrouvée dans un espace clos délimité au nord par la pyramide de Kheops, à l’ouest par la rampe de chantier extérieure, au sud par la rampe du port et à l’est par le port de livraison des matériaux.



© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes

L’excroissance rocheuse à l’origine de la tête du Sphinx (à droite en bas du trait rouge)
s’est retrouvée dans un espace clos


Ce type d’excroissance (yardang) est dû à la moindre érosion d’une strate d’un calcaire plus dur inséré dans la stratification générale. Curieusement, et peu de gens le remarquent, on en trouve toujours sur le site de Gizeh, particulièrement au sud, sur la colline aux Corbeaux sur l’autre versant du wadi.

Pyramidales :
Avant d’aborder l’épineuse question de l’éventuel “lien” du Sphinx avec telle ou telle pyramide, on peut se demander pour quelle raison le Roi bâtisseur concerné - quel qu’il soit - s’est lancé dans pareille construction qui devait “distraire” peu ou prou les bâtisseurs de leur chantier prioritaire : achever, en temps et en heure, et de la manière la plus parfaite possible, la dernière demeure royale.
Quelle pouvait bien être, selon vous, la fonction, ou l’utilité, de ce monstre de pierre ?
Les deux chantiers de construction - celui de la pyramide et celui du Sphinx - ont-ils été menés de front ?
Jean-Pierre Houdin :
Je reviens aux excroissances de la colline aux Corbeaux dont je viens de parler ; il y en a une qui, vue depuis le bas de la Chaussée Monumentale de Khephren, fait penser de loin à un lion couché sur ses pattes. De plus, l’excroissance calcaire dans laquelle la tête du Sphinx a été sculptée se trouvait en contrebas des carrières principales du chantier, tout près du port. Tous ces éléments ont-ils contribué à donner l’idée à l’un des architectes d’ouvrir une petite carrière complémentaire autour de cette excroissance tout en conservant un noyau central pour créer un animal mythique à l’effigie du roi qui marquerait et garderait les lieux, qui sait ?
Toute création, toute novation trouve souvent sa racine à partir d’un contexte particulier, d’un élément déclencheur.


   

Le Sphinx et dans le fond la Colline aux Corbeaux et ses excroissances


   
A gauche, l’excroissance de droite de la Colline retournée dans le sens du Sphinx


   
                                          
Cette même excroissance (de profil) et la tête du Sphinx (de face)


Une fois le concept entré dans les esprits, la construction d’un Temple pour les offrandes devenait un complément logique à la fonction mystique du Sphinx.
À partir du moment où une nouvelle carrière était ouverte, la seule contrainte supplémentaire était de garder le noyau central dans lequel le corps du Sphinx allait être sculpté et suffisamment de blocs pour construire le Temple ; les blocs extraits en surplus étaient envoyés sur le chantier et participaient de fait à la construction elle-même, comme n’importe quel autre bloc des carrières voisines.
Il n’y a finalement que les travaux de sculpture qui ont nécessité une main-d’œuvre qualifiée et je pense qu’il devait y avoir de très bons sculpteurs parmi les carriers, un métier très différent des maçons travaillant à la pyramide elle-même. De plus, et je vous en parlerai certainement plus loin, le planning de réalisation du Sphinx coïncida avec la forte diminution des besoins en blocs de calcaire, ce qui a libéré de nombreux carriers. Je ne vois donc pas d’incompatibilité technique ou humaine à mener les deux chantiers de front.

Pyramidales :
De très nombreuses cartes postales, illustrant le plateau de Gizeh, montrent le Sphinx au premier plan, sur fond de pyramide de Khephren, laissant à penser que les deux sont indissociables. La perspective, il est vrai, - j’allais dire : l’alignement - s’y prête.
Partagez-vous cette association entre les deux monuments ? Ou bien le Sphinx a-t-il une autre “paternité” ?



Jean-Pierre Houdin :
Lorsque j’ai commencé à étudier les pyramides, j’ai bien entendu remarqué très vite que le Sphinx et la pyramide de Khephren volaient un peu la vedette à la pyramide de Kheops, au point que souvent, on trouvait dans les médias une photo mettant en scène les deux premiers pour illustrer la “Grande Pyramide”. L’angle de prise de vue est largement influencé par la manière dont les visiteurs ont abordé depuis des décennies cette partie du Plateau de Gizeh, à savoir par l’est, ce qui a créé une association d’idées dans l’esprit du public.


© Jean-Pierre Houdin

Le Sphinx semble faire partie du complexe funéraire de Khephren, et pourtant…


Je n’ai pas du tout été convaincu par les arguments de ceux qui attribuent le Sphinx à Khephren, arguments fondés à la fois sur sa position par rapport à la pyramide de ce dernier et sur une reconstitution 3D de son visage qui me semble basée sur un a priori. Je trouvais la morphologie du visage, avec une mâchoire carrée, beaucoup plus proche de celle de Kheops, tandis que les textes anciens décrivent un nez camus, comme on peut le voir sur la statuette de ce roi au musée du Caire, donc tout le contraire du nez droit de Khephren.
Les travaux du Pr Dr Rainer Stadelmann me paraissaient plus convaincants (voir annexe), car en plus de ce que je viens de dire, ils prenaient en compte la topographie du Plateau.
De son côté, le Dr Vassil Dobrev attribue aussi le Sphinx à Kheops mais comme une réalisation de son fils Djedefre en hommage à son père. Pour moi, cette dernière proposition implique un autre élément pouvant faire débat, mais intéressant, comme une possible régence de Djedefre dans les dernières années du règne de Kheops. N’étant pas égyptologue, je ne pouvais pas argumenter sur ce point, mais je voulais mener ma propre “enquête” afin d’apporter une preuve architecturale supplémentaire au fait que le Sphinx représente bien le roi Kheops.



Revenons au Plateau de Gizeh et analysons la topographie : si la rampe du port et les carrières au nord de celle-ci n’avaient pas existé au moment de la construction de la pyramide de Khephren, la Chaussée Monumentale reliant le Temple de la Vallée au Temple Haut de Khephren aurait pu être parfaitement alignée sur l’axe ouest/est sans demander plus de travaux qu’à l’emplacement actuel. C’est d’ailleurs le parti qui a été pris par les concepteurs de la pyramide de Mykerinos ; la seule exception aurait alors été la Chaussée Monumentale de Kheops qui, en raison de la topographie dans son secteur, suit un parcours obliquant vers le nord/est pour profiter d’une cuvette naturelle dans la falaise bordant le Plateau à l’est.


© Jean-Pierre Houdin / Google


La Chaussée Monumentale de Khephren aurait pu être alignée
sur l’axe ouest/est comme celle de Mykerinos



© Jean-Pierre Houdin / Giza Archives


La topographie du terrain se serait très bien prêtée à la réalisation
d’une Chaussée Monumentale sur l’axe ouest/est pour Khephren ;
le Temple de la Vallée aurait alors été construit au nord du Temple du Sphinx,
ce dernier se retrouvant quant à lui au sud de la Chaussée Monumentale.


Un autre élément prend toute son importance : l’architecture des Temples funéraires que l’on trouve sur le Plateau et la façon dont les chaussées monumentales respectives y pénètrent.
Quand on regarde les Temples de Khephren, on remarque que la Chaussée ne pénètre pas dans les Temples d’une façon logique, mais qu’il a fallu l’adapter à une situation existante : la présence de la rampe du port du chantier de Kheops. Elle ne pénètre pas dans l’axe des temples, mais sur un côté des façades correspondantes. En fait, il manquait très peu pour que la chaussée pénètre dans l’axe des Temples, mais pour y parvenir, il aurait fallu faire pivoter très légèrement son axe ; le problème aurait alors été que cette chaussée serait sortie de la fondation existante à chaque extrémité. Par ailleurs, concernant l’architecture des Temples, on voit que celle-ci est massive, lourde, le ratio vides/pleins étant très nettement marqué au profit des pleins. On pourrait la qualifier d’architecture de "pleins".


    

© Franck Monnier


Pénétration de la Chaussée de Khephren dans le Temple de la Vallée (à gauche)
et le Temple Haut (à droite).


A contrario, et bien que la Chaussée Monumentale de Kheops soit en biais, celle-ci se raccroche au Temple Haut sur l’axe ouest/est de la pyramide. L'architecture intérieure est très aérée : c’est une architecture de "vides" ; elle est antérieure à celle des Temples de Khephren.


© Franck Monnier


Pénétration de la Chaussée de Kheops dans le Temple Haut


Maintenant, regardons l’entrée du Temple Haut de Mykerinos : la chaussée est droite et perpendiculaire au Temple Haut et se raccroche dans l'axe de celui-ci et de la pyramide (ouest/est). L'architecture est également massive, lourde : c’est une architecture de "pleins", comme celle des Temples de Khephren, montrant bien une postériorité à ceux-ci.


© Franck Monnier


L’architecture du Temple Haut de Mykerinos est plus en phase
avec celle des Temples de Khephren


Enfin, lorsque l’on compare l’architecture des trois Temples suivants : Temple du Sphinx, Temple de la Vallée de Khephren et Temple Haut de Kheops, on perçoit bien que le premier a été construit antérieurement à celui de Khephren car on y retrouve le même style d’architecture aérée que celui du Temple Haut de Kheops.

D’après Jean-Philippe Lauer


A gauche, une architecture massive, à droite une architecture aérée

     

D’après Jean-Philippe Lauer


Un même style architectural aéré pour les Temples du Sphinx (à gauche)
et de Kheops (à droite)


Deuxième partie 

Preuves architecturales et topographiques à l’appui, Jean-Pierre Houdin est convaincu que le Sphinx de Gizeh représente le roi Kheops - 2e partie

Deuxième partie



Pyramidales :
À ce point de notre échange, je retiens que, selon vous, et contrairement à une certaine “pensée unique”, le Sphinx doit être mis en relation avec Kheops, non avec Khephren.
Sait-on la ou les raisons qui ont incité le Roi à adjoindre à sa pyramide une telle sculpture ? Quelles en étaient la signification et la fonction ? Pourquoi le roi aurait-il ainsi choisi de se faire représenter avec une tête humaine et un corps de lion ?



Jean-Pierre Houdin :
Comme je vous l’ai dit précédemment, je pense que les excroissances sur le Plateau ont dû avoir leur importance, celle dans laquelle la tête du Sphinx a été sculptée ayant une particularité supplémentaire : sa position au bas du Plateau, au sud-est de la pyramide de Kheops. N’oubliez pas qu’à l’époque, la capitale était Memphis et que celle-ci se trouvait au sud-est du Plateau, un peu plus en amont dans la vallée du Nil. Cette situation avait déjà certainement conduit les architectes et les géomètres à choisir l’emplacement de la pyramide de Kheops à la limite du promontoire dominant la vallée. De fait, la pyramide était très visible depuis Memphis. Entre les deux, la ville des ouvriers a été implantée entre la colline aux Corbeaux et le Nil, au sud du port qui était divisé en deux zones : celle d’approvisionnement de la ville et celle de déchargement des matériaux venant de Tourah et d’Assouan. L’axe majeur de vue et d’approche de la pyramide était donc depuis le sud-est et plus on s’approchait de celle-ci, plus le Sphinx devenait imposant. Il apparaissait alors comme un gardien des lieux regardant vers l’est, d’où le soleil se levait tous les jours, annonçant la renaissance du Roi dans un cycle éternel. La position et l’orientation de l’excroissance rocheuse ont donc certainement dû inspirer ses créateurs, et ce d’autant plus, ne l’oublions pas, que le Plateau de Gizeh est une immense nécropole et que l’idée de protéger un lieu sacré avait déjà dû germer.
© Emilienne Dubois


Le Sphinx porte la pyramide de Kheops sur son dos




Pour toute chose, il y a toujours une première fois. Disons donc que le Sphinx de Gizeh a lancé un concept que l’on retrouvera dans pratiquement toutes les dynasties qui ont suivi. Pourquoi un corps de lion et une tête humaine représentant le roi ? Certainement parce que le lion était perçu comme le roi des animaux (il l’est d’ailleurs toujours) et que lui donner le visage du Roi était symbolique, fusionnel.
N’étant pas égyptologue, je ne peux donc rien affirmer dans ce domaine, mais je vous donne mon sentiment qui fait suite à une approche architecturale, celle-ci ayant le mérite de remettre la réflexion dans le contexte de l’époque, celui d’un gigantesque chantier.



Pyramidales :
Je cherche à imaginer la configuration du plateau de Gizeh au terme du règne de Kheops, à savoir notamment sans les deux autres pyramides majeures de ses successeurs. Nous avons, en partie haute, du côté nord, la pyramide et le Temple Haut, et, du côté est, le Temple de la Vallée de Kheops, très éloigné de la zone qui nous concerne, plus le Sphinx et le temple qui le jouxte au pied de la rampe du port. Que vient faire le Sphinx dans tout cet aménagement de l’espace ? S’il avait réellement une fonction essentielle, pourquoi les deux autres Rois - Khephren et Mykerinos - n’ont pas imité leur prédécesseur en construisant leur propre Sphinx ? Ou alors, doit-on voir là une marque de mégalomanie de la part de Kheops ?

Jean-Pierre Houdin :
Au moment de sa création, je ne pense pas que le Sphinx ait été vu comme un élément essentiel, mais plutôt comme un élément complémentaire. La position de l’excroissance rocheuse à cet endroit aurait généré l’inspiration, la motivation prenant le relais.
Pour moi, et après avoir étudié très méticuleusement le Plateau pendant des années, il est évident que le Sphinx a été sculpté sous le règne de Kheops et que c’est ce Roi qui lui a donné son visage. Maintenant, quelle est la motivation ?
En complément de la plus formidable pyramide jamais construite, Kheops aurait-il voulu matérialiser, à une certaine époque de son règne, sa toute puissance et imposer sa marque sur le Plateau par cette sculpture qui le déifiait ?
Il ne devait pas manquer de conseillers au palais pour ce genre de projet.
Cela pourrait s’inscrire dans la réflexion de certains égyptologues qui pensent que la fin de règne de Kheops aurait été marquée par une lutte sans merci entre le pouvoir royal et le clergé, ce dernier s’opposant à un roi devenant un dieu vivant trop puissant, et qui de ce fait, lui faisait de l’ombre. Après la mort du Roi, l’intermède Djedefre s’expliquerait ainsi par une reprise en main du pouvoir par le clergé.
À l’opposé, certains pensent que le Sphinx aurait été commandité par Djedefre en hommage à son père. Comme je n’envisage pas une seconde, et pour de nombreuses raisons, que Djedefre ait fait sculpter le Sphinx durant son propre règne, cela pourrait indiquer que celui-ci assurait la régence du royaume dans les dernières années du règne de Kheops. Des inscriptions lui étant attribuées et datées d’avant la fin du règne de Kheops ont été découvertes sur des poutres de couverture de la fosse de la barque royale de Kheops ; cela pourrait appuyer cette hypothèse. De même, on est sûr que Djedefre fut le Maître des cérémonies funéraires de Kheops, ce qui impliquait qu’il était son successeur en titre.
Enfin, durant la 4ème Dynastie, la conception et la construction des pyramides relevaient du principe d’évolution et non pas de celui de révolution ; pourquoi le Sphinx ne serait-il pas tout simplement un projet programmé dès le début de la conception, vu sa position au pied du Plateau et au cœur du chantier ? De toute façon, je ne pense pas que les travaux de sculpture du Sphinx aient commencé au début du chantier. Je situe les premiers coups de pics vers la fin de la construction de la Chambre du Roi, c'est-à-dire vers la 16ème année au plus tôt, lorsque le port ne servira plus qu’à la livraison des blocs de façade en calcaire de Tourah.
Cette raison géologique pourrait donc expliquer l’absence de grand Sphinx pour les autres pyramides : pas d’excroissance, pas de Sphinx démesuré. Par contre, l’idée d’intégrer des sphinx dans un complexe funéraire était devenue une réalité, puisque des statues rapportées de sphinx ont commencé à être installées à l’entrée des temples dès le règne de Khephren, comme au Temple de la Vallée de celui-ci. La mode, si je peux employer ce terme, était lancée.

© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes


Le Plateau de Gizeh à la fin du règne de Kheops


Pyramidales :
Le Sphinx se présente à nous, aujourd’hui, sous une forme particulièrement dégradée. Son visage, d’une part, aurait subi, selon l’une des hypothèses retenues, les coups sacrilèges de l’artillerie des Mamelouks. D’autre part, son environnement immédiat porte les marques d’une érosion due au ruissellement des eaux de pluie qui, si elles ne sont pas fréquentes en Egypte, peuvent être néanmoins violentes.
En comparant un tel état de la sculpture et de sa fosse avec celui des autres constructions du plateau, d’aucuns pensent que le Sphinx est antérieur, voire très antérieur, aux pyramides.
Que pensez-vous d’une telle lecture des lieux ?

Jean-Pierre Houdin :
Une théorie, initiée dans les années 50 et revenue récemment sur le devant de la scène, tente de démontrer que le Sphinx était déjà présent sur la Plateau de Gizeh plusieurs millénaires avant la construction des grandes pyramides. Cette théorie s’appuie, dans sa démonstration, sur l’analyse de l’érosion pluviale qui est visible sur les murs de l’enceinte du Sphinx.
Si le constat hydrologique et géologique s’avère pertinent, la conclusion qui est proposée ne peut en aucun cas s’appuyer sur ce seul constat, car il manque deux paramètres fondamentaux dans cette étude : la topographie originelle du Plateau de Gizeh et les bouleversements qui l’ont affecté lors de la construction des pyramides de Kheops et de Khephren.
L’addition de ces deux paramètres amène à une conclusion totalement inverse et conforte le fait que le Sphinx a bien été sculpté à l’époque de la construction des grandes pyramides, plus particulièrement sous le règne du roi Kheops, comme je suis en train de vous le démontrer.
Cette introduction faite, je vais me permettre, mon Cher Marc, d’être un peu long sur ce sujet qui demande une explication très détaillée, vu l’importance de la conclusion que j’en tire et qui conforte tout ce qui a été avancé plus haut.
Comme nous l’avons vu précédemment, le Sphinx est une sculpture monobloc directement taillée dans le socle rocheux, la tête à partir d’une excroissance rocheuse et le corps par décaissement, créant de fait tout autour de lui une fosse de plusieurs mètres de profondeur, bordée de parois verticales. En résumé, il surgit littéralement de sa propre carrière.


© Fouad Slim




L’érosion par le vent et le sable a marqué horizontalement, plus ou moins profondément, les parois en fonction de la qualité des strates de calcaire, tandis que l’érosion pluviale, due au ruissellement de l’eau a, quant à elle, tailladé verticalement ces mêmes parois.
Comme on peut le remarquer sur la photo ci-dessus, l’érosion pluviale la plus marquante concerne les parois verticales ouest (au fond) et sud (à gauche) de l’enceinte, tandis que la paroi nord (à droite), plus basse, est moins marquée.
Sur les deux photos ci-dessous de la paroi ouest, le ruissellement semble équitablement réparti tout le long de la paroi, indiquant un écoulement d’eau régulier depuis les carrières en surplomb comprises entre la Chaussée Monumentale de Khephren et la pyramide de Kheops.


© Bob Goldberg


© Jean-Pierre Houdin


Au nord de la fosse (cote 20), la pyramide de Kheops est implantée à un niveau plus élevé (cote 60), créant de fait, avec les pyramides des Reines et les mastabas royaux, une barrière dans cette partie du Plateau. Entre les deux, le terrain est en pente vers le sud comme le montre le sens des strates de la paroi ouest de la fosse
Les deux autres photos ci-dessous montrent l’angle sud-ouest de la fosse et la Chaussée Monumentale qui la longe à quelques mètres. Sur la paroi sud, on note les marques du ruissellement de l’eau qui a creusé de profonds sillons plus ou moins verticaux.
On note également que la fosse a partiellement été comblée entre l’arrière du Sphinx et la paroi ouest.
© Pierre Grussenmeyer


© Jean-Pierre Houdin

Détails des parois de la fosse dans l’angle sud-ouest


   
© Mathias Glad


La photo ci-dessous montre la paroi sud vue depuis l’angle sud-ouest de la fosse et la présence toute proche de la maçonnerie (reconstituée) du mur nord de la Chaussée Monumentale de Khephren. On remarque que dans la première partie, proche de l’angle sud-ouest, les entailles de l’érosion due au ruissellement de l’eau sont très prononcées et la paroi se rapproche de la Chaussée Monumentale en “gradins” (les ombres confirment ce phénomène) ; au contraire, dans la deuxième partie, celle plus proche du Temple de la Vallée, la paroi est bien moins érodée et ne comporte plus de gradins. L’eau de ruissellement n’a donc pas érodé la paroi sud de la même façon sur toute sa longueur et le “passage libre” entre la paroi et la Chaussée Monumentale est plus étroit dans la première partie.

© Jean-Pierre Houdin


L’espace entre la fosse et la maçonnerie de la Chaussée Monumentale est très érodé en partie haute ; on note également le sens d’une érosion de ruissellement bien marquée dans le fond de la fosse.
© Jean-Marc Guyon


© Mathias Glad


Vue de près de l’érosion de ruissellement au fond de la fosse


Sur la photo aérienne qui suit, on retrouve tous les détails évoqués précédemment, particulièrement le cheminement du ruissellement de l’eau au fond de la fosse qui a son origine à l’aplomb de la partie haute de la paroi sud la plus érodée (ellipse rouge). Un élément visible sur cette photo prend maintenant toute son importance : la base de la maçonnerie du mur nord de la Chaussée Monumentale de Khephren (trait jaune). Cette chaussée maçonnée et couverte partait de l’angle nord/ouest du Temple de la Vallée pour rejoindre le Temple Haut à l’est de la pyramide de Khephren, la distance entre les deux étant d’environ 500m.


  
© Jean-Pierre Houdin / Giza Archives


Enfin, on remarque sur la photo ci-dessous qu’il n’y a pas de trace marquée d’érosion due au ruissellement dans le fond de la partie nord de la fosse, à droite du Sphinx, confirmant bien une relation de cause à effet dans la partie sud (à gauche).

© Fouad Slim


Revenons à la topographie du Plateau de Gizeh avant la construction des pyramides.



© Jean-Pierre Houdin / Albert Ranson


(Le nord est en haut de l’image)




Comme on le voit sur ce relevé topographique, les courbes de niveau du Plateau de Gizeh dessinent une “coquille d’huître” inversée vue du dessus et axée est-ouest, le point le plus bas, à l’est, étant à la cote 20 et le point le plus haut, vers l’ouest, étant à la cote 105. Cette “coquille” est bordée à l’est, au nord et à l’ouest par des falaises et au sud par le cours d’un ancien wadi asséché qui a creusé son lit d’ouest en est, comme le montrent les courbes de niveau en cuvette.



Sur une ligne oblique centrale orientée nord-est / sud-ouest, les Égyptiens vont successivement implanter les trois grandes pyramides en s’adaptant parfaitement au terrain : la première au nord, la pyramide de Kheops, à cheval sur la ligne de cote 65 ; la deuxième au centre, la pyramide de Khephren, à cheval sur les lignes de cote 70 et 75 ; la dernière au sud, la pyramide de Mykerinos, entre les lignes 70 et 75. Quant au Sphinx, il a été sculpté à l’est, entre les lignes de cote 20 et 30, sa tête étant taillée dans une excroissance rocheuse présente à cet endroit.

© Jean-Pierre Houdin / Albert Ranson


À l’origine, le ruissellement des eaux de pluie suivait les pentes naturelles liées à la topographie. Ainsi, toutes les eaux de pluie arrivant au sol dans la zone de la “coquille” comprise entre les futures pyramides de Kheops et Khephren et le futur Sphinx, s’écoulaient vers le sud-est du wadi, prenant de la vitesse avec l’augmentation de la pente pour finir dans le lit du Nil.

© Jean-Pierre Houdin / Albert Ranson


La topographie a été remaniée une première fois lors de la construction de la pyramide de Kheops, avec deux aménagements majeurs modifiant la topographie du Plateau :
- la réalisation d’une rampe reliant le port du chantier à la base de la rampe extérieure construite provisoirement pour approvisionner le chantier en matériaux ;
- l’ouverture, de part et d’autre de la rampe du port, des principales carrières du chantier qui ont fourni pratiquement tous les blocs de calcaire utilisés pour la construction du volume de la pyramide, à l’arrière des blocs de façade en calcaire de Tourah.
À la fin de la construction, le Plateau avait l’aspect comme le montre la modélisation 3D d’étude ci-dessous :

© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes


Cette nouvelle morphologie a entraîné une modification du parcours des eaux pluviales ruisselant des zones nord et ouest du Plateau, la carrière au nord de la rampe du port recueillant une grande partie de ces eaux pour les dévier vers la fosse dans laquelle le Sphinx avait été sculpté, avant que celles-ci ne se déversent dans le port et le Nil. La paroi ouest de cette fosse commença alors à subir une érosion régulièrement répartie sur toute sa longueur, tandis que le reste des eaux de ruissellement se répandait sur la rampe du port et dans les carrières au sud de celle-ci avant de rejoindre le wadi et le Nil.
© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes


Les flèches rouges indiquent le nouveau parcours des eaux de ruissellement
suite au chantier de la pyramide de Kheops.
Les traits jaunes montrent les premières érosions pluviales sur les parois
des carrières (érosion constatable aujourd’hui sur la paroi ouest
de la fosse du Sphinx et sur le flanc sud de la fondation
de la Chaussée Monumentale de Khephren).

© Jean-Pierre Houdin


L’érosion sur la paroi ouest de la fosse du Sphinx est représentée
par la ligne jaune sur la modélisation 3D d’étude

© Jean-Pierre Houdin


L’érosion sur le flanc sud de la Chaussée Monumentale est représentée
par la ligne jaune sur la modélisation 3D d’étude

Après la construction de la pyramide de Kheops, le ruissellement des eaux pluviales sur le Plateau avait changé, mais l’érosion consécutive était encore largement répartie sur le terrain.


La construction de la pyramide de Khephren va à nouveau bouleverser l’écoulement des eaux de pluie. Le lieu d’implantation de la pyramide de Khephren est le résultat d’un choix motivé par des questions économiques. En effet, les architectes ont profité au maximum de la topographie et des aménagements déjà réalisés sous le règne de Kheops pour offrir au Roi Khephren une pyramide rivalisant avec celle de son père, tout cela pour un coût bien inférieur. Le projet peut se résumer ainsi :
- une implantation de la pyramide à un niveau plus haut d’une dizaine de mètres par rapport à celui de la pyramide de Kheops ;
- une zone avec une déclivité plus importante permettant de conserver plus de socle rocheux sous la pyramide, et ainsi d’économiser beaucoup plus sur les besoins en matériaux extraits des carrières par rapport à la pyramide de Kheops ;
- un décaissement plus important tout autour, la pyramide étant construite dans une imposante carrière, ce qui limitait le transport d’une grande partie des matériaux ;
- une base carrée plus petite (215m au lieu de 230m), une pente plus forte (53,1° au lieu de 51,4°) pour une hauteur légèrement plus faible (143,5m au lieu de 146,7m) et un volume total inférieur de 372.000m³ (2.211.000m³ au lieu de 2.583.000m³) ;
- un aménagement intérieur beaucoup plus sommaire, les appartements funéraires étant “creusés” dans le socle rocheux parallèlement à la construction de la pyramide, sans nécessité d’installer quelque dispositif constructif comme la Grande Galerie dans la pyramide de Kheops ;
- la réutilisation de la rampe du port du chantier Kheops comme fondations de la Chaussée Monumentale reliant le Temple de la Vallée au Temple Haut ;
- l’intégration visuelle “astucieuse” du Sphinx et de son Temple dans le nouvel ensemble funéraire, sans pour autant détourner la fonction originelle de ceux-ci.

Il est évident que les architectes ont réussi leur coup car la pyramide de Khephren trône majestueusement sur le Plateau de Gizeh, volant souvent la vedette à la pyramide de Kheops sur les photos rapportées par les millions de touristes qui passent chaque année ou illustrant les couvertures de magazines avec pour légende : “La Grande Pyramide”.
Par contre, un paramètre n’avait apparemment pas été pris en compte par ces mêmes architectes : l’effet de caniveau dans le ruissellement des eaux de pluie qui allait devenir un problème difficile à gérer une fois les travaux terminés.
© Dassault Systèmes / Giza 3D


Sur cette reconstitution 3D du Plateau de Gizeh représentant les trois pyramides terminées, on distingue l’ensemble des carrières qui ont été exploitées pour la construction de ces monuments et en plein milieu de celles-ci, une imposante barrière maçonnée qui coupe totalement la topographie du lieu en deux parties : la Chaussée Monumentale de Khephren.


Comme on l’a vu, cette Chaussée Monumentale a été construite sur l’ancienne rampe du port du chantier Kheops, avec ce détail qui a toute son importance : la chaussée maçonnée elle-même ne mesurait qu’une dizaine de mètres de largeur, tandis que la rampe en soubassement mesurait environ 24 mètres de largeur, laissant donc un “trottoir” dallé de part et d’autre de la chaussée d’environ 6 mètres de largeur. Le trottoir au nord de la chaussée démarrait à la sortie est du Temple haut et longeait la chaussée jusqu’au Temple de la Vallée, affleurant la topographie naturelle en deux endroits précis : les premières dizaines de mètres depuis le Temple Haut jusqu’à la paroi verticale en limite ouest de la carrière nord et la zone comprise entre la limite est de cette carrière, au-dessus de la fosse du Sphinx, et le Temple de la Vallée.
Tout le long de la carrière nord, une paroi verticale, diminuant en hauteur en sifflet d’ouest en est, bordait le trottoir nord de la chaussée. Sans s’en rendre compte, les architectes ont créé un véritable “caniveau” composé du mur nord en maçonnerie de la chaussée et du trottoir d’environ 6 mètres de largeur à sa base.

© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes / Giza 3D


Le “caniveau”, surligné en rouge, longeant la Chaussée Monumentale

L’érosion par ruissellement a laissé la trace de l’emprise de la Chaussée Monumentale de Khephren comme on peut le constater sur place de nos jours. Les “trottoirs-caniveaux” de cette chaussée sont en décaissé par rapport à l’ensemble de la fondation d’origine qui est encore visible sur le Plateau.
    
© Jean-Pierre Houdin


© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes / Giza 3D



À la fin de la construction de la pyramide de Khephren, la partie est de la carrière nord, en surplomb de la fosse du Sphinx (à l’intérieur de l’ellipse rouge), affleurait le trottoir nord dans l’angle sud-ouest de celle-ci.
Une nouvelle modification du parcours du ruissellement des eaux pluviales de cette zone du Plateau s’en est suivi, matérialisée par les flèches rouges sur la modélisation 3D ci-dessous, avec un goulet d’étranglement qui s’est formé dans l’angle sud-ouest au-dessus de la fosse du Sphinx (surlignée par l’ellipse rouge), les eaux dévalant le caniveau venant se télescoper avec celles dévalant de toute la zone au nord de la Chaussée Monumentale. Lors des violents orages, l’écoulement devenait littéralement tumultueux au point de jonction : la fosse devenait alors un exutoire, l’eau ravinant fortement les parois verticales dans la zone ainsi que le fond de la fosse en continuant son chemin vers le port et le Nil.
Cette érosion plus importante n’était donc pas due à des pluies plus fréquentes et plus fortes, mais bien à une augmentation brutale de la quantité d’eau ruisselant en un point précis en période de fortes pluies. Pour preuve, toute personne qui a assisté à un orage au Caire a pu en remarquer la violence, la quantité d’eau reçue au sol en un temps très court pouvant être très impressionnante.
© Jean-Pierre Houdin / Dassault Systèmes / Giza 3D


Malgré le comblement par le sable, avec le temps, des carrières au nord de la Chaussée Monumentale de Khephren, on comprend très bien en regardant cette vue panoramique ci-dessous, que toute l’eau de ruissellement convergeait vers la zone cerclée sur ces deux images.

© Jean-Pierre Houdin


Revenons maintenant à la théorie selon laquelle le Sphinx aurait été taillé à une époque très largement antérieure à la construction des pyramides, durant une hypothétique période de très fortes pluies. La question principale qui vient tout de suite à l’esprit, après avoir analysé la topographie du terrain, est celle-ci : alors que l’écoulement naturel des eaux de pluie, comme on l’a vu, suit une direction nord/nord-ouest vers le sud/sud-est, pourquoi la paroi verticale la plus érodée par le ruissellement est celle qui se trouve au sud de la fosse du Sphinx alors que la pente continue vers le sud/sud-est après cette paroi sud ?
Dans une topographie générale non remaniée par la construction des pyramides, ce sont les parois ouest et nord qui, en toute logique, auraient dû être les plus affectées, et la paroi sud aurait été préservée, l’eau arrivée en contrebas ne remontant jamais une pente…
Pour que l’érosion ait cet aspect, il a fallu qu’un élément perturbateur soit ajouté à la topographie : cet élément est la Chaussée Monumentale de Khephren qui a “rabattu” les eaux de ruissellement vers la fosse du Sphinx. Il n’y a donc aucun argument climatique valide qui permet d’affirmer que le Sphinx a été taillé il y a 10.000 ans.


© Giza Archives


La Chaussée Monumentale de Khephren a rabattu les eaux de ruissellement
vers la fosse du Sphinx